Le 6 décembre 2023, un amendement à la Loi modifiant la Loi sur la fiscalité municipale et d’autres dispositions législatives1 (le « projet de loi 39 ») a été adopté lors de l’étude détaillée en commission parlementaire. Deux jours plus tard, le projet de loi 39 a été sanctionné. Cet amendement a introduit de nouvelles dispositions venant circonscrire les situations où il peut être prétendu que l’utilisation d’un de ses pouvoirs par une municipalité peut être qualifiée d’expropriation déguisée2, et ce, en particulier lorsque le pouvoir exercé est prévu dans la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme3 (« LAU »).
L’encadrement de l’expropriation déguisée
Le législateur a codifié, au nouvel article 245 LAU, certaines règles développées par la jurisprudence en matière d’expropriation déguisée4. Ainsi, la loi prévoit dorénavant expressément qu’un « règlement d'urbanisme peut restreindre l'exercice du droit de propriété, sans pour autant donner lieu au paiement d'une indemnité, à moins que les restrictions soient tellement sévères qu'elles empêchent toute utilisation raisonnable d'un immeuble. »5
Il est donc maintenant confirmé, par un texte législatif, qu’un acte d’une municipalité affectant l’usage d’un immeuble n’entraîne pas automatiquement l’obligation d’indemniser en vertu de l’article 952 du Code civil du Québec6 (« C.c.Q.»).
Afin de permettre aux municipalités d’exercer leur rôle en matière de protection de l’environnement ainsi qu’en matière de santé et sécurité des personnes et des biens, la municipalité bénéficie maintenant de l’application d’une présomption en sa faveur à l’effet que l’atteinte au droit de propriété est justifiée, et ce, dans l’unique mesure où elle est capable de satisfaire à l’une ou l’autre des conditions qui sont énumérées à l’alinéa 3 de l’article 245 LAU. La présomption s’applique ainsi lorsque l’expropriant démontre que l’acte vise :
- la protection d’un milieu humide et hydrique;
- la protection d’un milieu autre qui a une valeur écologique importante; ou
- que l’acte est nécessaire pour assurer la santé ou la sécurité des personnes ou la sécurité des biens7.
L’effet déclaratoire
Particularité importante : le nouvel article 245 LAU est déclaratoire, soit une qualification juridique qui produit des effets dans le passé.
Habituellement, le principe d’interprétation est à l’effet que les nouvelles lois n’ont pas d’effet rétroactif, tel que le prévoit la Loi d’interprétation8. En donnant une portée déclaratoire à l’article 245 LAU, le législateur a expressément voulu conférer un effet rétroactif à la disposition, et ce, depuis sa date d’entrée en vigueur.
Il importe de savoir que cet effet déclaratoire a un caractère absolu, faisant en sorte que les tribunaux sont tenus de s’y conformer, comme si l’article avait toujours existé et eu cette incidence. On ne peut donc pas l’associer à la règle générale de la portée purement prospective, soit un effet dans le futur uniquement9. Par l’utilisation de cette prérogative, le législateur s’approprie le rôle du juge et dicte l’interprétation à donner à ses propres lois, cette interprétation s’apparentant alors à un précédent ayant force obligatoire10. De cette manière, les nouvelles dispositions peuvent infirmer un courant jurisprudentiel, de la même manière qu’un arrêt de la Cour suprême prévaut sur la jurisprudence des juridictions inférieures sur un point de droit11.
Cependant, l’effet déclaratoire de ce nouvel article 245 LAU ne doit s’appliquer qu’aux litiges amorcés depuis son entrée en vigueur ainsi qu’avant le 8 décembre 2023, en plus de s’appliquer aux affaires prises en délibéré par un juge en première instance ainsi qu’aux causes en cours et en délibéré devant la Cour d’appel du Québec. On ne pourrait donc demander la réforme d’un jugement ayant acquis l’effet de la chose jugée en invoquant cet effet déclaratoire. Incidemment, pas plus tard que durant le mois de janvier 2024, la Cour d’appel avait décidé de permettre à une municipalité, en appel d’une décision soulevant des enjeux liés au contenu du projet de loi 39, de produire une argumentation supplémentaire à l’exposé d’appel déjà produit12. En effet, selon la municipalité appelante, la « loi nouvelle « scelle[rait] le sort du présent dossier »13.
Le 18 juin 2024, suivant l’audition en appel sur le fond de cette même affaire, la Cour d’appel a conclu qu’elle « n’est pas en mesure, sur la base du dossier d’appel tel que constitué, de se prononcer dans l’abstrait sur une question qui n’a pas fait l’objet d’un véritable débat en première instance »14. Par conséquent, la Cour d’appel a infirmé les conclusions du jugement de première instance à la seule fin de permettre au juge du procès de trancher le dossier à la lumière des paramètres fixés par le nouvel article 24515. On comprend donc que le renvoi des dossiers d’appel en première instance est l’avenue que la Cour d’appel privilégie en conformité avec l’effet déclaratoire des nouvelles dispositions législatives.
Diverses autres nouveautés
D’autres dispositions apportent également des changements pour encadrer les éléments décrits ci-dessus. En principe, les dispositions du projet de loi 39, en lien avec l’expropriation, entrent en vigueur dès sa sanction. Cependant, les dispositions transitoires viennent créer certaines exceptions.
D’abord, à partir du 8 juin 202416, un avis devra être transmis par la municipalité au propriétaire d’un immeuble concerné par un acte visant l’une des trois présomptions. Cet avis devra être transmis dans les trois mois à compter de la date d’entrée en vigueur de l’acte17.
Ensuite, un propriétaire qui a subi une atteinte à son droit de propriété qui empêche toute utilisation raisonnable de son immeuble peut prendre un recours en versement d’une indemnité en vertu de l’article 952 C.c.Q. devant la Cour supérieure. Un délai de prescription de trois ans à partir de la date d’entrée en vigueur de l’acte est prévu. Ce délai a commencé à courir le 8 décembre 2023 pour ce qui est des règlements qui étaient en vigueur à cette date, sans toutefois faire en sorte de prolonger les délais qui ont déjà commencé à courir.
Une nouveauté importante : Il est maintenant possible, pour la municipalité contre qui un jugement a été rendu concluant à une expropriation déguisée, d’acquérir la propriété concernée. La municipalité peut donc décider d’acquérir la propriété ou de faire cesser l’atteinte au droit de propriété18. En vertu des dispositions transitoires, dans tout litige où le juge n’a pas pris l’affaire en délibéré en date du 7 décembre 2023, le Tribunal doit prendre en compte ces règles visant la possibilité pour une municipalité de faire cesser une atteinte au droit de propriété19.
Conclusion
Les articles introduits à la LAU par le projet de loi 39 apportent des modifications afin d’encadrer l’interprétation et l’application du principe de l’expropriation déguisée. L’effet déclaratoire prévu voulait, selon toute évidence, répondre à une demande du monde municipal voulant bénéficier des principes de cette nouvelle législation dans des affaires pendantes.
- PL39, 1re sess, 43e leg, Québec, 2023.
- Le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation utilise plutôt le terme « expropriation de fait » dans le Muni-Express concernant l’adoption du Projet de loi 39, pour consulter : Loi modifiant la loi sur la fiscalité municipale et d'autres dispositions législatives – Muni-Express (gouv.qc.ca)
- RLRQ, c. A-19.1.
- Municipalité de Saint-Colomban c. Boutique de golf Gilles Gareau inc., 2019 QCCA 1402; Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350.
- Commentaires du ministre au soutien des amendements apportés à l’article 245 LAU.
- CCQ-1991.
- Nouvel article 245, al. 3 LAU.
- RLRQ, c. I-16, art. 50.
- Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46.
- Id., paragr. 27.
- Id.
- Ville de Saint-Bruno-de-Montarville c. Sommet Prestige Canada inc., 2024 QCCA 25, paragr. 5.
- Id, paragr. 1.
- Ville de Saint-Bruno-de-Montarville c. Sommet Prestige Canada inc., 2024 QCCA 804, paragr. 30.
- Id., paragr. 30 et 31.
- Projet de loi 39, art. 87, al. 1.
- Nouvel article 245.1 LAU.
- Nouvel article 245.3 LAU.
- Projet de loi 39, art. 87, al. 2.