Dans la décision Beijing Judian Restaurant Co. Ltd. c. Wei Meng, 2022 CF 743 rendue le 18 mai 2022 par l’honorable Angela Furlanetto, la Cour fédérale clarifie ce que peut constituer de la mauvaise foi en matière de marques de commerce. À noter qu’avant cette décision, la jurisprudence canadienne était plutôt prudente sur l’interprétation du concept de mauvaise foi dans le contexte d’une marque de commerce.
Contexte
Beijing Judian Restaurant Co. Ltd. (le « Demandeur ») demande à la Cour d’invalider l’enregistrement du défendeur Wei Meng (le « Défendeur ») pour la marque de commerce illustrée ci-dessous (la « Marque du Défendeur ») sur la base que cet enregistrement a été obtenu de mauvaise foi et d’ordonner la radiation de cet enregistrement du registre canadien des marques de commerce, le tout suivant le paragraphe 57(1) et l’alinéa 18(1)e) de la Loi sur les marques de commerce (la « Loi »).
En appui à ses demandes, le Demandeur a produit deux affidavits émanant de ses représentants, lesquels relatent les faits ci-dessous. Le Défendeur n’a pas contre-interrogé le Demandeur sur ces affidavits, n’a produit aucune preuve et n’était pas présent lors de l’audition. Les faits ci-dessous sont donc incontestés.
Les faits
Depuis 2005, le Demandeur opère une chaîne de restaurants en Chine et emploie en association avec ses restaurants la marque ci-dessous ainsi que chacune des composantes de cette marque, seules ou en combinaison (les « Marques JU DIAN »).
Les Marques JU DIAN bénéficient d’une très grande visibilité en Chine. Celles-ci font notamment l’objet de nombreuses publicités faisant la promotion des restaurants du Demandeur et des Marques JU DIAN. Par conséquent, les Marques JU DIAN et la chaîne de restaurants du Demandeur sont très connues dans ce pays.
Par ailleurs, en 2011 et 2013 respectivement, le Demandeur débute la promotion de ses restaurants en association avec les Marques JU DIAN sur les plateformes WEIBO et WECHAT dans le but de cibler la population chinoise en Chine et à l’extérieur de la Chine.
C’est en 2015 que le Demandeur évalue la possibilité d’amener sa chaîne de restaurants au Canada. Les régions choisies pour l’ouverture des premiers restaurants au Canada sont les régions de Vancouver et de Toronto puisque celles-ci ont une importante population chinoise, laquelle est susceptible de connaître la chaîne de restaurants du Demandeur. En 2018, le Demandeur ouvre un restaurant à Vancouver et à Toronto, puis en 2019, un restaurant à Richmond en Colombie-Britannique.
Le Demandeur ne sait toutefois pas que le Défendeur a produit au Canada une demande d’enregistrement pour la Marque du Défendeur quelques mois auparavant, soit le 27 juin 2017, sur la base de l’emploi projeté en association, entre autres, avec des services de restauration.
Il appert que dans la même période, le Défendeur a également produit au Canada plusieurs demandes d’enregistrement pour des marques appartenant à d’autres chaînes de restaurants chinoises.
En avril 2019, le Défendeur visite le restaurant de Vancouver du Demandeur et l’accuse d’avoir volé sa marque. Il s’ensuit une série de rencontres et d’échanges entre les parties lors desquels le Défendeur exige que le Demandeur lui paie la somme de 1 500 000 $ afin d’employer la Marque du Défendeur sans toutefois en acquérir la propriété, ou encore menace le Demandeur de contacter l’Agence du revenu du Canada si ce dernier ne cesse d’employer cette marque. Le Demandeur refuse de payer quelque somme que ce soit au Défendeur et ne cède pas à ses menaces.
Entre-temps, la Marque du Défendeur est enregistrée au Canada.
En juin 2019, le Demandeur a connaissance d’une publicité du Défendeur publiée sur un site Internet de Colombie-Britannique. Cette publicité a trait à la vente de l’enregistrement pour la Marque du Défendeur. Le Demandeur contacte donc anonymement le Défendeur afin d’obtenir plus d’information sur l’offre. Le Défendeur lui offre une licence dans la marque au coût de 100 000 $ par an, en justifiant le prix par le fait que cette marque est déjà bien connue en Chine en raison des restaurants du Demandeur.
Le Demandeur envoie alors au Défendeur une lettre de mise en demeure exigeant que le Défendeur cesse d’employer sa marque et en abandonne l’enregistrement au Canada. Le Défendeur refuse d’obtempérer. Le Demandeur intente la présente action en invalidation et radiation d’enregistrement.
Le droit
Bien que l’alinéa 18(1)e) de la Loi prévoie qu’un enregistrement puisse être invalidé si la demande d’enregistrement a été produite de mauvaise foi, la Cour fédérale souligne dans sa décision que la Loi ne contient aucune définition de l’expression « mauvaise foi ». Elle poursuit en mentionnant que, comme l’alinéa 18(1)e) de la Loi est relativement nouveau, très peu de jurisprudence canadienne s’est penchée sur ce que pourrait constituer de la mauvaise foi en matière de marques de commerce.
Dans sa décision, la Cour fédérale s’inspire donc de diverses sources afin de déterminer si l’enregistrement de la Marque du Défendeur peut être invalidé sur la base de la mauvaise foi.
En premier lieu, la Cour considère les commentaires du Parlement canadien rendus dans le contexte de l’adoption des modifications à la Loi voulant que :
- Les modifications visent notamment à empêcher l’enregistrement d’une marque de commerce dans le seul but de tirer parti du fait d’empêcher d’autres de l’utiliser;
- Les modifications permettront d’éviter une utilisation abusive du régime des marques de commerce, comme les demandes d’enregistrement faites dans la seule intention de recevoir une rémunération du titulaire légitime de la marque de commerce.
En second lieu, la Cour analyse certaines décisions canadiennes rendues antérieurement à l’adoption de l’alinéa 18(1)e) de la Loi en matière de mauvaise foi. Elle note que la jurisprudence canadienne a déjà invalidé des enregistrements de marques sur la base de la mauvaise foi dans le contexte où le requérant a produit une série de demandes d’enregistrement au Canada pour des marques connues.
Enfin, la Cour passe en revue des décisions européennes et du Royaume-Uni. Elle conclut que dans ces territoires, produire une demande d’enregistrement pour une marque sans avoir l’intention de l’employer d’une façon commerciale légitime et pour seul objectif d’empêcher un tiers d’entrer dans le marché ou d’interférer avec ses activités peut constituer de la mauvaise foi. Il en est de même lorsque le requérant souhaite enregistrer une marque de commerce à des fins d’extorsion.
La Cour analyse ensuite la date pertinente afin d’évaluer le motif de mauvaise foi sous l’alinéa 18(1)e) de Loi. Elle précise que, bien que la date pertinente soit la date à laquelle la demande a été produite, de la preuve postérieure à cette date peut être jugée pertinente si celle-ci aide à clarifier les raisons pour lesquelles la demande aurait été produite.
La Cour poursuit en mentionnant que le fardeau de preuve de démontrer la mauvaise foi repose sur les épaules du Demandeur, avec une preuve claire et convaincante pour conclure au respect du critère de la prépondérance des probabilités. La Cour précise toutefois que, lorsque les faits ne peuvent être connus que du défendeur, de la preuve circonstancielle et des inférences tirées de faits démontrés peuvent être suffisantes pour établir les motifs au moment de produire une demande d’enregistrement.
Les faits démontrent qu’au moment de produire la demande, le Défendeur était au courant des restaurants du Demandeur en Chine et que les Marques JU DIAN avaient acquis une certaine réputation parmi, minimalement, la population chinoise en Colombie-Britannique. La Cour conclut également qu’il est grandement improbable que le Défendeur ait par lui-même créé une marque identique à la marque du Demandeur considérant l’originalité de la marque. Il est donc plus probable que le Défendeur ait voulu enregistrer la même marque parce qu’il savait qu’elle était associée aux restaurants du Demandeur en Chine, le tout dans le but de bénéficier de sa réputation.
Toutefois, une certaine nuance est apportée par la Cour : le dépôt d’une demande pour une marque même identique à celle d’un tiers est en soit insuffisant pour en invalider l’enregistrement puisqu’il peut y avoir une base légitime à obtenir un enregistrement pour une marque enregistrée et employée par un tiers ailleurs qu’au Canada lorsque cette marque ne bénéficie d’aucune réputation au Canada. Ainsi, c’est l’intention « d’abus du régime des marques » ou la mauvaise foi du titulaire de la marque attaquée qui doit être prouvée selon la balance des probabilités.
La Cour conclut par contre que la preuve du Demandeur démontre que le Défendeur a enregistré la marque sans base commerciale légitime :
- Les Marques JU DIAN sont connues au Canada au moins par la population chinoise en Colombie-Britannique;
- Le Défendeur reconnaît dans ses échanges que les Marques JU DIAN sont associées à la chaîne de restaurants du Demandeur et sont des marques connues;
- Le Défendeur a produit une demande d’enregistrement au Canada pour la Marque du Défendeur à des fins de soutirer de l’argent en utilisant la réputation associée à la marque;
- Le Défendeur a produit des demandes d’enregistrement au Canada pour des marques appartenant à des chaînes de restaurants chinoises.
La Cour est donc d’avis que les circonstances de l’affaire constituent de la mauvaise foi, mais retient qu’au Royaume-Uni, une inférence de mauvaise foi peut être réfutée lorsqu’une marque connue a été enregistrée par un requérant n’ayant pas de lien avec le titulaire légitime de la marque connue. Toutefois, au Royaume-Uni, lorsque le requérant a obtenu des enregistrements pour plusieurs marques connues, réfuter une telle inférence deviendrait grandement difficile.
En l’absence de preuve du Défendeur pour réfuter l’inférence de mauvaise foi générée par la preuve circonstancielle, la Cour conclut que la preuve au dossier démontre l’intention du Défendeur d’utiliser l’enregistrement à des fins d’extorsion.
La Cour invalide l’enregistrement pour la Marque du Défendeur et ordonne à ce que cet enregistrement soit radié du registre des marques de commerce.
À retenir
Il appert de cette décision que l’analyse de la Cour est grandement factuelle et que le fardeau de prouver l’intention du titulaire de la marque attaquée au moment de la demande peut être difficile, surtout en l’absence d’une réputation au Canada de la marque du demandeur étranger.