Le 13 mai 2021, le gouvernement québécois déposait le projet de loi 96 visant à modifier la Charte de la langue française(la « Charte ») pour renforcer les dispositions relatives à l’usage du français, notamment en ce qui a trait à la langue du commerce et des affaires. Ce projet de loi a fait l’objet d’un examen détaillé en commission parlementaire et le comité a déposé son rapport le 26 avril dernier.
Dans le contexte politique actuel, il est à prévoir que le projet de loi 96 sera adopté au cours des prochains mois. La forme finale du projet de loi et la date d’entrée en vigueur restent à déterminer. Toutefois, nous pouvons déjà prévoir que le délai pour se conformer à ces nouvelles règles sera de trois ans suivant la sanction du projet de loi1.
Le projet de loi prévoit de nombreuses modifications à la Charte, y compris des modifications visant les marques de commerce qui bénéficient actuellement d’une exception.
En vertu de cette exception, les entreprises peuvent, à l’heure actuelle, employer une marque dans une autre langue que le français au Québec, pourvu que la version française de la marque n’ait pas été enregistrée. Depuis 2019, la présence suffisante du français doit être assurée dans l’affichage public à l’extérieur d’un immeuble, lorsqu’une marque est utilisée dans une autre langue que le français2.
En vertu du projet de loi 96, il sera toujours possible d’utiliser une marque de commerce dans une autre langue que le français sur les produits, dans les publications commerciales ainsi que dans l’affichage public et la publicité commerciale au Québec. Cependant, les conditions pour bénéficier de cette exception prévue à la Charte seront modifiées et méritent non seulement qu’on leur porte attention, mais qu’on agisse en conséquence! À commencer par lire ce qui suit.
Si vous utilisez une marque de commerce dans une autre langue que le français au Québec ou que vous prévoyez le faire, vous devrez tout d’abord, vous assurer que cette marque est enregistrée3. Vous devrez également revoir votre affichage public, à l’extérieur des locaux, pour vous conformer à la nouvelle exigence de la présence nettement prédominante du français4. Vous devrez enfin réviser vos étiquettes et emballages de produits, si vos marques enregistrées contiennent des termes descriptifs ou génériques dans une autre langue que le français5. Dans un tel cas, vous pourriez devoir modifier vos emballages et étiquettes pour y ajouter une traduction française.
Il est à noter que la Charte s’applique aux entreprises ayant un établissement au Québec, mais aussi possiblement aux entreprises situées à l’extérieur du Québec, dans la mesure où leur site web vise à réaliser un acte de commerce sur le territoire québécois.
En ce qui concerne les sites web, la pratique actuelle de l’Office québécois de la langue française (« OQLF ») est d’intervenir seulement dans les cas où l’entreprise possède un établissement dans la province de Québec.Si l’entreprise qui communique avec la clientèle québécoise n’y a pas d’établissement, l’OQLF privilégie une approche incitative6. L’avenir nous dira si cette pratique sera maintenue lorsque la Charte sera modifiée. Il ne fait aucun doute que les entreprises étrangères qui feraient l’objet d’une plainte à cet égard auront un délai pour traduire leur site en langue française afin d’éviter les sanctions qui seront plus sévères en vertu des nouvelles règles.
Voyons de plus près ce que signifie chacun des changements proposés, dans l’éventualité où le projet de loi serait adopté dans sa forme actuelle.
Changement no 1 : présence nettement prédominante du français dans l’affichage public à l’extérieur d’un local
Avec le projet de loi 96, l’exigence de la présence suffisante du français est remplacée par le critère de la nette prédominance du français visible de l’extérieur d’un local7.
À l’heure actuelle, la nette prédominance du français est évaluée selon les paramètres établis au Règlement précisant la portée de l’expression « de façon nettement prédominante » pour l’application de la Charte de la langue française. Selon ce règlement, le français est considéré comme nettement prédominant si le texte rédigé en français a un impact visuel beaucoup plus important que celui rédigé dans une autre langue. Il sera intéressant de voir si ces règles seront maintenues ou si de nouveaux critères seront prévus pour l’application du projet de loi 96.
Premier élément à retenir en ce qui a trait à l’exigence de la nette prédominance du français selon le droit actuel: faire abstraction de la marque dans l’impact visuel.
L’article 1 du règlement prévoit en effet ce qui suit :
« Dans l’appréciation de l’impact visuel, il est fait abstraction d’un patronyme, d’un toponyme, d’une marque de commerce ou d’autres termes dans une langue autre que le français lorsque leur présence est spécifiquement permise dans le cadre d’une exception prévue par la Charte de la langue française (chapitre C-11) ou par sa réglementation. »
Dans la mesure où la marque est enregistrée et conformément aux nouvelles règles applicables, il faut donc faire abstraction du champ visuel que la marque occupe pour évaluer si le français est autrement nettement prédominant dans l’affichage public à l’extérieur des locaux.
En d’autres mots, aucune modification de votre affichage public ne sera nécessaire dans la mesure où votre enseigne est composée des éléments suivants : (1) une marque (enregistrée) dans une autre langue que le français et (2) des termes génériques ou descriptifs en français. En effet, les seuls éléments affichés dans un tel cas (abstraction faite de la marque) seraient en français.
Toutefois, si votre affichage comprend des éléments dans une autre langue que le français, il faudra alors s’assurer que le français est nettement prédominant (c’est-à-dire deux fois plus grand) dans le champ visuel (en excluant l’espace occupé par la marque).
La réglementation prévoit différentes présomptions permettant de déterminer si le critère de l’impact visuel beaucoup plus important du français est respecté.
Dans le cas d’une même affiche : le texte français sera considéré avoir un impact visuel beaucoup plus important si les conditions suivantes sont réunies8:
- l’espace consacré au texte français est au moins deux fois plus grand que celui consacré au texte dans une autre langue;
- les caractères utilisés dans le texte français sont au moins deux fois plus grands que ceux utilisés dans le texte rédigé dans une autre langue;
- les autres caractéristiques de cet affichage n’ont pas pour effet de réduire l’impact visuel du texte français.
Dans le cas d’affiches distinctes de même dimension : le texte français sera réputé avoir un impact visuel beaucoup plus important si les conditions suivantes sont réunies9:
- les affiches sur lesquelles figure le texte rédigé en français sont au moins deux fois plus nombreuses que celles sur lesquelles figure le texte rédigé dans l’autre langue;
- les caractères utilisés dans le texte rédigé en français sont au moins aussi grands que ceux utilisés dans le texte rédigé dans l’autre langue;
- les autres caractéristiques de cet affichage n’ont pas pour effet de réduire l’impact visuel du texte rédigé en français.
Dans le cas d’affiches distinctes de dimensions différentes : le texte français sera réputé avoir un impact visuel beaucoup plus important si les conditions suivantes sont réunies10:
- les affiches sur lesquelles figure le texte rédigé en français sont au moins aussi nombreuses que celles sur lesquelles figure le texte rédigé dans l’autre langue;
- les affiches sur lesquelles figure le texte rédigé en français sont au moins deux fois plus grandes que celles sur lesquelles figure le texte rédigé dans l’autre langue;
- les caractères utilisés dans le texte rédigé en français sont au moins deux fois plus grands que ceux utilisés dans le texte rédigé dans l’autre langue;
- les autres caractéristiques de cet affichage n’ont pas pour effet de réduire l’impact visuel du texte rédigé en français.
Il est enfin à noter que le critère de la nette prédominance du français s’appliquera également au nom commercial de l’entreprise, s’il est visible de l’extérieur d’un local et qu’il comprend une expression tirée d’une autre langue que le français11.
Changement no 2 : obligation d’enregistrer la marque employée dans le cadre de l’affichage public et de la publicité commerciale pour éviter la traduction française
Pour pouvoir utiliser une marque dans une autre langue que le français, sans traduction, dans un contexte d’affichage public et de publicité commerciale, il faudra dorénavant pouvoir démontrer que les conditions suivantes sont respectées :
- la marque est enregistrée au Canada;
- aucune version correspondante en français n’est inscrite au Registre des Marques de Commerce12.
Si ces conditions ne sont pas respectées, la marque devra alors être accompagnée d’une traduction française, nettement prédominante.
Si vous employez actuellement une marque dans une autre langue que le français et qu’elle n’est pas enregistrée, faites vite car le processus d’enregistrement au Canada peut facilement prendre trois ans!Autrement, vous risquez d’être dans l’obligation de modifier votre affichage public et votre publicité commerciale afin d’ajouter une version française nettement prédominante de la marque.
Bien qu’il soit possible de demander l’examen accéléré d’une demande d’enregistrement dans certaines circonstances spéciales (y compris le fait qu’une procédure judiciaire soit attendue), il est loin d’être acquis que l’Office Canadien de la Propriété Intellectuelle acceptera de traiter les demandes de façon accélérée pour des raisons de conformité avec la Charte. Mieux vaut donc ne pas tarder à déposer ses marques pour ne pas s’exposer aux conséquences prévues à loi.
En terme pratique, l’affichage public comprend tout message affiché dans un lieu accessible au public, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur d’un établissement, alors que la publicité commerciale est l’expression d’un message commercial, peu importe la forme. Les exemples suivants sont considérés comme un affichage public ou une publicité commerciale :
- enseignes, affiches, panneaux publicitaires, présentoirs, babillards;
- véhicules de livraison, sacs promotionnels, chariots, uniformes d’employés;
- catalogues, brochures, dépliants, annuaires et autres publications de même nature;
- sites web et médias sociaux.
Changement no 3 : obligation d’enregistrer la marque utilisée en liaison avec les produits pour éviter la traduction française
Dans sa forme originale, le projet de loi était silencieux sur la question de l’emploi d’une marque sur un produit, ce qui laissait croire que le statu quo continuerait de s’appliquer, c’est-à-dire qu’il serait toujours possible d’utiliser une marque dans une autre langue que le français sur un produit (incluant son emballage ou son étiquette), sans nécessité d’enregistrement.
Or, le gouvernement a ajouté une disposition dans le cadre des travaux parlementaires en prévoyant l’obligation d’enregistrer les marques dans une autre langue que le français, pour éviter l’ajout d’une traduction française13.
Donc, pas d’exception pour les marques de produits : assurez-vous d’enregistrer votre marque si ce n’est déjà fait. Sinon, vous pourriez être contraints de retirer vos produits du marché et de payer des amendes en vertu du nouveau régime, tel qu’il est décrit ci-après.
Changement no 4 : obligation de traduire les termes génériques et descriptifs pour les marques de produits
La modification proposée en commission parlementaire telle qu’elle est décrite ci-dessus va beaucoup plus loin que la nécessité d’enregistrer la marque et pourrait avoir une incidence importante pour certaines entreprises, soit l’obligation d’avoir à modifier leurs emballages et étiquettes de produits vendus au Québec.
Le nouvel article 51.1 de la Charte, proposé en commission parlementaire, prévoit que si la marque enregistrée (dans une autre langue que le français) contient des termes génériques ou descriptifs, ceux-ci devront être traduits en français, en vertu de l’article 51.1.
« 51.1 malgré l'article 51, sur un produit, une marque de commerce déposée au sens de la Loi sur les marques de commerce (Lois révisées du Canada, 1985, chapitre T-13) peut être, même en partie, uniquement dans une autre langue que le français lorsqu'aucune version correspondante en français ne se retrouve au registre tenu selon cette loi. Toutefois, si un générique ou un descriptif du produit est compris dans cette marque, celui-ci doit figurer en français sur le produit ou sur un support qui s'y rattache de manière permanente.» (nos soulignés)
Une lecture des travaux de la commission permet de mieux comprendre l’objectif visé par cette règle spécifique aux produits : le gouvernement semble vouloir limiter la pratique de certaines entreprises qui enregistrent, à titre de marque, l’étiquette apposée sur un produit composée de la marque principale, mais aussi de plusieurs termes descriptifs ou génériques, qui devraient autrement être traduits pour être conforme à la Charte.
L’exemple de la marque SOFTSOAP a notamment été discuté en commission parlementaire. Pour illustrer le propos, nous reproduisons ici deux exemples de marques enregistrées pour les produits SOFTSOAP :
Dans l’état actuel du droit, ces marques sont enregistrables en vertu de la Loi sur les Marques de Commerce et elles sont conformes à la Charte. Le titulaire de ces marques peut donc invoquer l’exception de la « marque reconnue » et vendre ses produits au Québec, sans traduire en langue française les termes descriptifs ou génériques tels que « soothing clean », « aloe vera fresh scent », « refill » et « good for 800 dispenses ».
Selon les discussions en commission parlementaire, la préoccupation du gouvernement ne semble pas dirigée vers les marques principales, en l’occurrence SOFTSOAP, mais plutôt vers l’enregistrement de termes purement descriptifs qui n’ont pas, en soi, la vocation de marque de commerce et qui bénéficient néanmoins de l’exception des marques reconnues dans le régime actuel.
La réglementation viendra, nous l’espérons, préciser la portée de cet article 51.1 de la Charte, s’il est adopté, en prévoyant notamment que cette nouvelle exigence ne vise pas la marque principale des produits. Espérons de plus qu’un délai raisonnable sera accordé aux entreprises pour leur permettre de modifier leurs étiquettes et emballages.
Changement no 5 : plaintes, pouvoirs et sanctions en cas de violation
L’OQLF est responsable d’assurer le respect de la Charte et de ses règlements. Bien qu’elle dispose des pouvoirs pour identifier les violations, elle agit surtout en cas de plaintes du public. Après étude d’une plainte, l’OQLF achemine une lettre officielle si elle juge qu’il y a violation et elle accorde à l’entreprise un délai pour répondre. L’OQLF peut référer le dossier au Directeur des poursuites criminelles et pénales si le dossier n’est pas réglé à sa satisfaction, qui peut à son tour intenter une action devant la Cour du Québec. En cas de condamnation, la cour détermine le montant de l’amende à payer.
En pratique, l’OQLF intervient principalement dans les cas de violations en matière d’affichage public et de sites web pour les entreprises ayant un établissement au Québec.
Le projet de loi apporte quelques changements au niveau du traitement des plaintes. L’OQLF devra rendre compte au plaignant en l’informant du traitement de sa plainte et des mesures que l’OQLF entend prendre contre l’entreprise visée par la plainte14.
L’OQLF bénéficiera par ailleurs de nouveaux pouvoirs à compter de la sanction du projet de loi 9615, notamment :
- le pouvoir d’émettre des ordonnances en cas de manquement (retrait des produits des tablettes)16;
- le pouvoir de demander à la Cour supérieure d’émettre une injonction pour le retrait des produits non conformes ou encore le retrait ou la destruction des affiches, des annonces, des panneaux-réclame ou enseignes lumineuses qui contreviennent à la Charte17.
Enfin, le montant des amendes à payer en cas de violation est augmenté de la façon suivante18:
- personnes physiques : 700$ à 7,000$;
- personnes morales : 3,000$ à 30,000$.
Le projet de loi prévoit que le montant des amendes double pour une première récidive et triple pour toute récidive additionnelle19. Le montant s’accroît à chaque jour où l’infraction se poursuit, chaque jour étant considéré comme une infraction distincte20.
Conclusions : quoi faire pour se préparer à l’entrée en vigueur des dispositions du projet de loi 96?
En pratique, l’exigence d’avoir une marque de commerce enregistrée, plutôt que déposée, posera problème dans l’avenir pour les entreprises voulant utiliser une marque dans une autre langue que le français au Québec, sans traduction française. Les entreprises devront en effet repousser la mise en marché de leurs produits et services au Québec jusqu’à ce que leur marque soit enregistrée, pour être conformes aux nouvelles règles. Rappelons que dans l’état actuel des choses, le processus d’enregistrement d’une marque au Canada peut facilement prendre trois ans. Espérons que le projet de loi sera amendé pour que l’exigence applicable soit le dépôt d’une demande d’enregistrement plutôt que l’enregistrement de la marque.
Les entreprises qui utilisent des marques dans une langue autre que le français ont tout avantage à prendre dès maintenant les mesures suivantes :
- Dresser la liste des marques employées dans une langue autre que le français (incluant les slogans) et celles faisant l’objet de projets futurs;
- Consulter un expert en marque de commerce pour établir la meilleure stratégie, incluant effectuer des recherches appropriées pour s’assurer que les marques sont enregistrables;
- Déposer rapidement des demandes d’enregistrement, compte tenu du long processus d’enregistrement au Canada (c’est-à-dire d’un minimum de trois ans).
Une révision des étiquettes et emballages de produits devrait aussi être amorcée pour s’assurer de la conformité avec les nouvelles règles, une fois le projet de loi sanctionné. Enfin, l’affichage public à l’extérieur des locaux devra également faire l’objet d’une révision dans la mesure où une autre langue que le français est utilisé, abstraction faite de la marque de commerce.
Une approche proactive vous permettra d’éviter des coûts reliés à l’ajout d’une traduction française dans l’affichage, la publicité et l’étiquetage de vos produits et services et de surcroît, d’éviter des amendes en cas de non-conformité aux nouvelles règles.
À vos marques, prêts? Déposez!
- Projet de loi 96, article 201 paragraphe 5
- Règlement sur la langue française du commerce et des affaires, article 25.1
- Projet de loi 96, article 47
- Projet de loi 96, article 47
- Projet de loi 96, article 42.1
- 10 questions juridiques sur la Charte de la langue française, Sites Web et comptes de médias sociaux, Question 3 et Question 6; Les médias sociaux et la Charte de la langue française – Guide pratique à l’intention des entreprises, https://www.oqlf.gouv.qc.ca/francisation/entreprises/guide-medias-sociaux.pdf, pages 7 et 8
- Projet de loi 96, article 47
- Règlement précisant la portée de l’expression « de façon nettement prédominante » pour l’application de la Charte de la langue française, article 2
- Règlement précisant la portée de l’expression « de façon nettement prédominante » pour l’application de la Charte de la langue française, article 3
- Règlement précisant la portée de l’expression « de façon nettement prédominante » pour l’application de la Charte de la langue française, article 4
- Projet de loi 96, article 48
- Projet de loi 96, article 47
- Projet de loi 96, article 42.1
- Projet de loi 96, article 107
- Projet de loi 96, article 201
- Projet de loi 96, article 113 (177)
- Projet de loi 96, article 113 (184)
- Projet de loi 96, article 114 (205)
- Projet de loi 96, article 114 (206)
- Projet de loi 96, article 114 (208)