Les droits d’utilisateurs antérieurs sont reconnus depuis longtemps par le droit canadien des brevets. Ces droits, qui constituent une défense contre la contrefaçon de brevet, sont considérés comme un moyen d’assurer l'équité en permettant à une personne ayant fabriqué, utilisé ou acquis de manière indépendante une invention qui fait ensuite l'objet d'un brevet de continuer à utiliser l'invention.
Une version révisée de l’article 56 de la Loi sur les brevets, qui définit les droits d’utilisateurs antérieurs et qui présente des similitudes avec l'article 64 de la loi britannique sur les brevets, est entrée en vigueur le 13 décembre 2018. La disposition révisée s'appliquera à une action ou à une procédure commencée le 29 octobre 2018 ou après et portant sur un brevet délivré sur une demande déposée le 1er octobre 1989 ou par la suite.
La véritable portée des droits d'utilisateurs antérieurs en vertu de la disposition révisée n’avait jamais fait l’objet d’une interprétation judiciaire avant une décision récente de la Cour fédérale dans l’affaire Kobold Corporation c. NCS Multistage Inc.
Les deux entreprises en cause sont des fournisseurs d’équipements utilisés dans l'industrie pétrolière et gazière pour la fracturation hydraulique. Dans cette affaire, Kobold Corporation (ci-après Kobold, le demandeur) alléguait que quatre des outils exclusifs de NCS Multistage Inc. (ci-après NCS, le défendeur) utilisés pour la fracturation étaient en contrefaçon du brevet canadien no 2,919,561, et NCS a demandé à la Cour par voie de requête en jugement sommaire de rejeter l'action en contrefaçon sur la base des droits d’utilisateurs antérieurs.
Dans son analyse du paragraphe 56 dans sa forme actuelle, la Cour a tenu compte des versions anglaise et française dudit paragraphe, de l'historique législatif, de la jurisprudence canadienne examinant le paragraphe 56 précédent, ainsi que de la législation correspondante au Royaume-Uni.
Dans un premier temps, la Cour a souligné le fait que le paragraphe 56 de la Loi sur les brevets en vigueur depuis le 13 décembre 2018 accorde des droits plus étendus que l'ancien paragraphe 56, notant plus spécifiquement les trois différences suivantes :
- La législation précédente se limitait à accorder à un utilisateur antérieur le droit d'utiliser et de vendre un produit physique, alors que la disposition actuelle donne à un utilisateur antérieur le droit de commettre un « acte » qui aurait autrement constitué une violation. Le mot "acte" doit être interprété à la lumière de l'article 42 de la Loi sur les brevets, qui accorde des droits exclusifs pour « faire, construire et utiliser l'invention et la vendre à des tiers pour qu'elle soit utilisée », ce qui englobe notamment les méthodes brevetées. Cette interprétation peut limiter les droits d’utilisateurs antérieurs, la Cour donnant l’exemple d’un utilisateur antérieur qui fabriquait et utilisait un appareil; il pourra continuer à fabriquer et à utiliser l’appareil, mais ne pourra pas invoquer une défense d’utilisation antérieure en vertu du paragraphe 56 pour vendre l’appareil, car la vente est un acte distinct de la fabrication ou de l’utilisation au sens de la Loi.
- Alors que la législation précédente limitait la protection de la vente ou de l'utilisation de la manifestation physique de l'invention, le fait de commettre un acte qui aurait constitué une contrefaçon est protégé en vertu du paragraphe 56 tel que modifié; et
- La législation actuelle étend la protection à une personne qui a fait des préparatifs sérieux et efficaces pour commettre un acte de contrefaçon avant la date de la revendication, ce qui n’était pas le cas en vertu du paragraphe 56 dans sa forme précédente.
Les parties avaient des interprétations différentes du terme « même acte » au paragraphe 56(1), et plus particulièrement sur le degré de similitude requis. La Cour a déterminé que le mot « même » au paragraphe 56(1) signifie un acte identique, tandis que les paragraphes 56(6) et 56(9) permettent une défense par un tiers d'un usage antérieur selon la norme moins stricte d’un acte qui est « sensiblement le même ». La Cour a déclaré que l'utilisateur antérieur peut ajouter ou modifier des éléments qui n'enfreignent pas le brevet, par exemple en modifiant la couleur de la peinture d’un appareil, mais l'utilisateur antérieur ne peut pas modifier un élément faisant partie du concept inventif de l'invention.
La Cour a ensuite établi les facteurs qui doivent être considérés dans l’évaluation de la défense de droits d'utilisateurs antérieurs en vertu du paragraphe 56(1) :
- Déterminer si les actes accomplis avant et après la date de la revendication sont identiques. Si c’est le cas, il n'est pas nécessaire d'envisager une contrefaçon – le paragraphe 56(1) fournira toujours un moyen de défense contre toute contrefaçon potentielle;
- Si les actes ne sont pas identiques, déterminer si les actes sont en contrefaçon du brevet, et si c’est le cas, déterminer quelles revendications sont enfreintes.
- Si les actes postérieurs à la revendication ne violent pas le brevet, alors il n'y a pas d'actes autrement contrefaisants et il n'est donc pas nécessaire de s'appuyer sur le paragraphe 56(1).
- Si les actes antérieurs à la revendication ne contrefont pas le brevet, le paragraphe 56(1) ne peut s'appliquer.
- Si les actes postérieurs à la date de revendication sont en contrefaçon d’une revendication particulière du brevet qui n’était pas contrefaite par les actes antérieurs à la date de revendication, le paragraphe 56(1) ne peut s'appliquer;
- Si les actes antérieurs et postérieurs à la date de revendication ne sont pas identiques, mais ne font qu'enfreindre les mêmes revendications, déterminer alors si les modifications concernent le concept inventif de l’invention brevetée. S'ils ne le font pas, une défense en vertu du paragraphe 56(1) est possible.
La Cour a conclu qu’une requête en jugement sommaire est seulement appropriée dans les cas où les actes avant et après la date de revendication sont clairement identiques, et donc où il n’est pas nécessaire d’interpréter les revendications et d’analyser la question de la contrefaçon. Puisque dans le cas en question les actes effectués par NCS avant et après la date de revendication différaient, la Cour a conclu qu’un procès en bonne et due forme était requis afin d’analyser la question de contrefaçon et de l’application du paragraphe 56(1) de la Loi sur les brevets.
Conclusions
Cette première analyse détaillée de l’article 56 de la Loi sur les brevets telle qu’amendée en décembre 2018 clarifie plusieurs aspects de la défense contre la contrefaçon de brevet basée sur les droits des utilisateurs antérieurs et servira certainement de fondement pour les décisions futures sur cette question. Cependant, l’application du paragraphe 56(1) de la Loi n’a pas été effectuée dans le cadre de cette requête en jugement sommaire, et il faudra donc attendre un futur procès sur cette question pour obtenir un éclairage additionnel sur la portée des droits d'utilisateurs antérieurs selon le droit canadien.