Estoppel fondé sur l’historique de la délivrance d’un brevet au Canada : la Cour d’appel se prononce

En décembre 2018, l’article 53.1 a été ajouté à la Loi sur les brevets (la « Loi ») permettant de faire référence aux communications échangées avec l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’« OPIC ») lors de la poursuite d’une demande, en ce qui a trait  « […] à l’interprétation des revendications ». Ce concept est plus communément connu sous son vocable anglais de file wrapper estoppel.

À retenir

  1. Il n’est pas essentiel d’obtenir un rapport d’expert d'une personne versée dans l'art (la « POSITA ») de l’interprétation des revendications d’une demande de brevet pour trancher la question de la contrefaçon.
  2. Dans le cadre d’une requête pour jugement sommaire, l’intimé doit présenter la meilleure preuve disponible et ne doit pas se contenter de contester sur le fondement de l’insuffisance de la preuve du requérant.
  3. Le file wrapper estoppel s’applique pour contredire une déclaration faite par le titulaire du brevet, mais uniquement auprès de l’OPIC et pas d’un bureau de brevets étranger.
  4. Seules les communications avec l’OPIC sont acceptées et non pas celles avec un bureau de brevets étranger.
  5. Il reste plusieurs questions de fond qui devront être tranchées relativement à la doctrine du file wrapper estoppel au Canada.

Dans l’arrêt Canmar Foods ltd c. TA Foods Ltd. 1rendu en septembre 2019, le juge Manson de la Cour Fédérale rendait la première décision sur l’article 53.1 de la Loi. Cette décision a été portée en appel, de sorte que le 20 janvier 2021, la Cour d’appel fédérale a rendu un premier jugement sur l’application de cet article et donc sur la doctrine du file wrapper estoppel au Canada2.

Contexte

Canmar Foods Ltd. (« Canmar ») détient un brevet sur une méthode de traitement de graines qui servent à produire de l’huile végétale (le « Brevet »). La méthode revendiquée au Brevet consiste en 4 étapes, dont les suivantes : le chauffage des graines à une certaine température dans un « stream of air » et le transfert des graines chauffées « into an insulated or partially insulated roasting chamber or tower ».

Lors de la poursuite de la demande relative au Brevet, le fait de chauffer dans un « stream of air » et de transférer les graines de la manière mentionnée ci-dessus est ajouté aux revendications du Brevet par amendement afin de réduire la portée des revendications. Lors de la poursuite de la demande relative au Brevet au Canada, Canmar renvoie à des amendements « substantiellement similaires » effectués lors de la poursuite de la demande relative à l’équivalent américain du Brevet en réponse à un rapport d'examen relatif aux questions de nouveauté et d'évidence.

Canmar poursuit TA Foods Ltd. (« TA ») en contrefaçon du Brevet. TA dépose une requête pour jugement sommaire au motif que la méthode employée par TA ne comprend pas l’étape du chauffage des graines dans un « stream of air », ni leur transfert « into an insulated or partially insulated roasting chamber or tower ».

Au soutien de la requête pour jugement sommaire, les parties ont toutes deux produits des affidavits, mais aucune preuve d’expert sur l’interprétation des termes du Brevet par la personne versée dans l’art, la « POSITA » n’est présentée.

La Cour Fédérale a conclu:

  1. Qu'il n’est pas essentiel d’obtenir un rapport d’expert de la POSITA sur l’interprétation des revendications d’un brevet pour trancher la question de la contrefaçon.
  2. Que dans le cadre d’une requête pour jugement sommaire, l’intimé doit présenter la meilleure preuve disponible et ne doit pas se contenter de contester sur le fondement de l’insuffisance de la preuve du requérant.
  3. Que l’article 53.1 de Loi s’applique puisqu’en contestant la requête pour jugement sommaire, Canmar a mis de l’avant une interprétation qui aurait pour effet d’annuler les amendements effectués lors de la poursuite de la demande relative au brevet.
  4. De manière exceptionnelle, on peut opposer l’historique du brevet américain puisque Canmar y faisait référence pendant la poursuite de la demande relative au brevet canadien.
  5. À la lumière de l’historique du brevet américain, un « stream of air », et le fait de transférer les graines « into an insulated or partially insulated roasting chamber or tower » sont des éléments essentiels des revendications du Brevet de Canmar.
  6. Même sans faire référence à l’historique du brevet américain, la Cour aurait conclu que ces éléments étaient des éléments essentiels.

La Cour d’appel maintient donc la décision de la Cour fédérale, mais précise que le juge a commis une erreur de droit en se référant à l’historique du brevet américain.

Ainsi, la Cour d’appel confirme que la Cour fédérale était habilitée à interpréter les revendications du Brevet et que l’interprétation de la POSITA dans cette affaire n’était pas nécessaire. La Cour d’appel émet tout de même l'avertissement suivant :

Bien entendu, le juge qui se passe de l’expertise le fait à ses risques et périls et il ne s’agit pas d’une pratique qui saurait être envisagée à la légère. Les revendications doivent toujours être interprétées de manière téléologique et éclairée, et ce n’est que dans les cas les plus clairs que les juges doivent s'avancer à interpréter les revendications d’un brevet selon le point de vu de la personne versée dans l’art, sans aide d’une preuve d’expert.

La Cour d’appel reproche également à Canmar de ne pas avoir présenté de contre-preuve relativement à la contrefaçon. Elle aurait dû présenter la meilleure preuve disponible. En l’absence d’une interprétation qui aurait permis de conclure, même théoriquement, à la contrefaçon, le juge pouvait rejeter l’action sur jugement sommaire. 

En revanche, la Cour d’appel conclut qu’en faisant référence à l’historique du brevet américain, le juge de Cour fédérale a commis une erreur de droit. 

Après avoir fait une revue détaillée de la jurisprudence américaine et britannique au sujet du file wrapper estoppel, le juge indique :

« Je suis en accord avec l’appelante que les tribunaux doivent faire preuve de prudence avant d’élargir l’application du libellé précis de l’article 53.1, qui limitent précisément aux communications avec le Bureau canadien des brevets son application. La loi est soigneusement rédigée et il serait contraire aux principes d’interprétation des lois d’outrepasser son intention de départ.
Il existe aussi des raisons de politique publique pour faire preuve de prudence avant d’autoriser une preuve extrinsèque. Permettre de considérer l’historique du brevet étranger dans l’analyse pourrait entraîner des litiges trop compliqué et trop coûteux. »

Notons que la Cour d’appel fait preuve de retenue judiciaire et nuance cette affirmation en ces termes :

« Il vaut mieux trancher un autre jour la question de savoir si la doctrine de l’incorporation par renvoi doit être formellement traitée comme exception à l’interdiction générale de référence aux dossiers de poursuite étrangers. (…)
Il n’y a rien dans le dossier de poursuite du brevet 376 qui indique avec précision quelle « communication écrite » de l’historique de la poursuite américaine est incorporée et où l’on peut trouver cette communication écrite. »

Il est à peu près certain que si Canmar avait amendé ses revendications et produit au bureau des brevets canadien une réponse qu’elle aurait formulée au bureau américain, cette réponse aurait pu être invoquée en vertu de l’article 53.1 de la Loi. Néanmoins, dans ce dernier cas, la réponse en question a été déposée au dossier canadien.

Si, au lieu de produire la réponse américaine, le demandeur y avait seulement fait référence en termes exprès, l’article 53.1 de la Loi s’appliquerait-il? C’est une question qu'un autre tribunal devra vraisemblablement se poser.

La Cour d’appel rejette tout de même l’appel puisque le juge de première instance avait conclu que, même sans faire référence à l’historique du brevet américain, la Cour aurait conclu que ces éléments étaient des éléments essentiels. La Cour d’appel ne trouve pas d’erreur manifestement déraisonnable dans cette partie du jugement de la Cour fédérale.

La Cour d’appel ne se prononce pas non plus sur la question suivante : l’historique du brevet peut-il être soulevé uniquement pour contredire une interprétation incohérente faite par le titulaire de brevet ou peut-on y faire référence dès lors qu’une question d’interprétation des revendications se manifeste?

« Par conséquent, l’accent n’est pas mis tant sur le fait de réfuter d’une déclaration donnée mais d’avantage sur le processus d’interprétation lui-même. Comme l’a déclaré la Cour dans l’affaire Bauer Hockey, « il n’est pas nécessaire d’isoler une déclaration et une réfutation en particulier chaque fois que l’on renvoie à l’historique de l’examen. Cela fait simplement partie intégrante du processus d’interprétation.» (au paragr. 65).
Il vaut mieux trancher cette question un autre jour puisque les faits de cette affaire répondent clairement à l’interprétation plus restrictive de l’article 53.1 et ne nécessitent pas une interprétation plus large de cet article. Ce qui est plus pertinent pour la résolution de l’affaire en litige est de savoir si cette nouvelle disposition permet l’examen de dossiers étrangers de poursuite. »

Cette question n’est pas théorique. Dans un arrêt récent de la Cour fédérale3, le titulaire d’un brevet était partie en raison d’une contestation de la validité dudit brevet. Le titulaire avait laissé le soin à son licencié exclusif de poursuivre en contrefaçon. Le défendeur voulait opposer l’historique du brevet à l’interprétation avancée par le licencié exclusif. Mais le juge Barne a refusé d’appliquer l’article 53.1 de la Loi puisqu’en l’instance, il ne servait pas à contredire une interprétation avancée par le titulaire du brevet.

Ainsi, contrairement au juge Manson dans Canmar, le juge Barne dans Allergan adopte une interprétation beaucoup plus restrictive de l’article 53.1 de la Loi. 

La doctrine du file wrapper estoppel n’a pas fini de faire couler de l’encre et ira très vraisemblablement jusqu’en Cour suprême du Canada.

À suivre!


  1. Canmar Foods Ltd. c. TA Foods Ltd 2019 FC 1233
  2. Canmar Foods Ltd c. TA Foods Ltd 2021 FCA 7
  3. Allergan Inc. v. Sandoz Canada Inc. et al. 2020 FC 1189
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