Le Code de procédure civile prévoit la possibilité pour une partie de faire rejeter un rapport d’expert dès sa communication par la partie adverse. L’exercice est balisé par les tribunaux. Dans la décision Safran Nacelles c. Learjet inc.1, rendue en août 2019, la Cour supérieure accueille une demande en rejet d’un rapport d’expert et l’écarte avant même la tenue du procès, après avoir déterminé que son auteur n’avait pas l’impartialité requise pour éclairer le tribunal.
Les faits
En 2007, Bombardier inc. (ci-après « Bombardier ») retient les services des demanderesses Safran Nacelles et Safran Landing Systems (ci-après conjointement désignées « Safran »). Safran devient fournisseur de Bombardier dans le cadre du programme Learjet 85.
Bombardier se dit forcée d’abandonner son programme en octobre 2015. Elle invoque comme motif de faibles ventes. Safran y voit plutôt une terminaison sans cause des contrats qui lient les parties et réclame des dommages-intérêts.
Dans le cadre des procédures entreprises par Safran, Bombardier dépose en 2018 au dossier de la Cour un rapport d’expert qui détermine les causes de l’abandon du programme Learjet 85. L’expert analyse, entre autres, les tendances du marché, fait état des ventes d’avions Learjet et les compare aux ventes de produits concurrents.
Or, l’expert est à l’emploi de Bombardier depuis 2007. Il est même le responsable de l’équipe d’analystes de marché de Bombardier. Ainsi, ses travaux sont à la base de la décision de Bombardier de mettre fin au programme.
La décision
Le juge Thomas M. Davis de la Cour supérieure rejette le rapport de l’expert de Bombardier après avoir rappelé les impératifs d’objectivité, d’impartialité et de rigueur associés au travail de l’expert2. Il rappelle aussi que l’expertise a pour but de permettre au juge du procès d’apprécier les aspects techniques, scientifiques ou spécialisés relatifs au dossier devant lui. L’expertise doit dépasser ce qui relève de la connaissance et de l’expérience du juge, sans toutefois prendre la forme d’une opinion juridique ou d’une plaidoirie3.
Une expertise qui ne satisfait pas ces critères peut être rejetée au stade préliminaire, mais dans les cas où l’inadmissibilité est claire.
Même si le juge Davis reconnaît la grande expérience de l’expert de Bombardier, il relève que celle-ci a été acquise dans le cadre de son emploi4. Qui plus est, le juge relève que les travaux de l’expert ont été « capitaux » dans la décision de Bombardier de mettre fin au programme Learjet 855. L’expert a été impliqué dans le programme, a participé à des présentations faites aux fournisseurs de Bombardier et devra sans doute témoigner au procès comme témoin de faits. Le juge en vient à la conclusion qu’il a été « le principal pourvoyeur de l’information permettant à la direction de Bombardier de prendre (sa) décision6 », ce qui en fait un défenseur de la position de Bombardier. Il est donc partial.
Que retenir?
Depuis l’entrée en vigueur de l’actuel Code de procédure civile, le 1er janvier 2016, le débat sur la recevabilité d’un rapport d’expert doit normalement avoir lieu avant l’instruction. L’article 241 du Code de procédure civile prévoit qu’une partie peut, à ce stade, demander le rejet du rapport pour cause d’irrégularité, d’erreur grave ou de partialité.
Or, la partialité d’un expert est une question parfois difficile à trancher avant le procès. Les juges autant que les procureurs ont tendance à laisser cet élément à l’appréciation du juge du fond et à en faire une question de valeur probante.
Il y a donc peu d’illustrations de ce qui justifie un rejet en cours d’instance pour cause de partialité. La décision du juge Davis dans l’affaire Safran Nacelles c. Learjet inc. est l’une des plus éloquentes. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle est rendue sur la seule question de la partialité, en l’absence de toute autre forme d’irrégularité dans le rapport.
Pour le juge Davis, ce n’est pas l’emploi de l’expert chez la défenderesse Bombardier qui entraîne le rejet de son rapport. C’est plutôt le fait que ses conclusions constituent le fondement de la décision attaquée par Safran, enjeu principal du débat entre les parties.
Les motifs du juge concordent avec deux autres décisions de la Cour supérieure, où la grande participation des experts dans les faits en litige a justifié le rejet de leurs rapports pour cause de partialité7.
La question de l’admissibilité d’un rapport d’expert requiert une analyse au cas par cas. Notre équipe peut vous assister en cette matière et vous accompagner dans le choix d’un expert.
- 2019 QCCS 3269.
- Id., par. 23.
- Id., par. 25.
- Id., par. 28.
- Id., par. 29.
- Id., par. 30.
- Procureure générale du Québec c. L’Unique Assurances générales, 2018 QCCS 2511; Roy c. Québec (Procureure générale), 2016 QCCS 1829.