Le 16 avril dernier, la Cour d’appel fédérale a prononcé un arrêt dénouant une impasse dans laquelle se trouvait le milieu de l’art canadien depuis le 12 juin 2018.
En effet, depuis juin 2018, la Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels (la « Commission ») devait tenir compte des conclusions de la Cour fédérale dans l’affaire Heffel Gallery Limited c. Procureur général du Canada1. À la suite de ce jugement, l’éligibilité des œuvres d’art d’origine étrangère a été facilitée en ce qui a trait à l’émission des licences d’exportation de biens culturels2 et compromise quant à l’octroi de certificats fiscaux3. Ainsi, il devenait plus facile d’obtenir une licence aux fins d’exportation d’œuvres d’art à l’étranger et plus difficile d’accéder aux déductions fiscales avantageuses pour les donateurs au profit des institutions muséales canadiennes.
Contrairement aux pratiques de la Commission, ce jugement de première instance adoptait une interprétation très restrictive du critère de l’« importance nationale ». Dès lors, l’application des mécanismes de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels4 (la « Loi ») s’en trouvait limitée aux œuvres ayant un lien direct avec le Canada. Les œuvres exceptionnelles n’ayant pas été produites au Canada ou par un artiste canadien ne pouvaient plus bénéficier des protections de la Loi lors de l’exportation5 ou faire l’objet de certificats fiscaux
Dans sa décision unanime, la Cour d’appel fédérale6 a renversé le jugement de première instance en concluant qu’une œuvre d’un artiste international peut démontrer le degré d’importance nationale requis par la Loi. De ce fait, la Cour d’appel fédérale affirme que le critère de l’« importance nationale » permet de déterminer l’effet qu’entraînerait l’exportation de l’objet pour le pays7. Il en découle qu’une œuvre ou son créateur n’ont pas à entretenir de lien direct avec le Canada pour être admissibles aux déductions fiscales et à l’application du mécanisme de contrôle à l’exportation.
Le jugement de première instance
Au cœur de ce litige se trouve l’œuvre Iris bleus, jardin du Petit Gennevilliers8 du peintre impressionniste Gustave Caillebotte. En novembre 2016, la Gallery Heffel a tenu une vente aux enchères à l’occasion de laquelle l’œuvre est acquise par une galerie commerciale londonienne. Pour être en mesure de livrer Iris bleus à son acquéreur, la Gallery Heffel a dû faire la demande d’une licence d’exportation à la Commission9 . Cette demande a été refusée par l’experte-vérificatrice au dossier et, par la suite, par le tribunal de révision de la Commission10.
À la suite des refus dans ce dossier, la Cour fédérale a été saisie d’une demande de contrôle judiciaire pour laquelle elle devait se prononcer quant au sens à accorder au critère de l’« importance nationale », tel qu’il appert à la Nomenclature des biens culturels canadiens à exportation contrôlée11 (la « Nomenclature »). À l’issue de son analyse, la Cour a considéré que l’interprétation adoptée par la Commission du critère de l’« importance nationale » était trop large12. Même si elle a reconnu la pluralité de la culture canadienne, la Cour fédérale a conclu que les objets couverts par le critère de l’« importance nationale » doivent être directement liés au Canada13. En soutenant cette interprétation, la Cour a adopté une position favorisant expressément les droits de propriété relatifs aux biens culturels ainsi que le libéralisme économique du marché de l’art14.
Le jugement de première instance a eu des conséquences malheureuses, notamment la suspension, voire l’annulation, de plusieurs dossiers d’acquisition pour de nombreux musées nationaux15 puisque de généreux donateurs ne pouvaient plus recevoir de certificats fiscaux16.
L’arrêt de la Cour d’appel fédérale
Dans les motifs de sa décision, la Cour d’appel fédérale rappelle d’abord les grandes lignes du régime juridique applicable ainsi que son objectif premier. En effet, c’est en 1977 que le législateur canadien édicte la Loi sur l’importation et l’exportation de biens culturels17 dans le but de protéger le patrimoine national. En adoptant cette loi, le législateur se conformait à ses engagements internationaux auprès de l’UNESCO pour la lutte contre le trafic des objets culturels18.
Le système de nomenclature mis en place par le législateur canadien énonce un nombre de conditions devant être remplies pour que l’exportation d’un objet soit contrôlée en vertu de la Loi19. Si l’objet n’appartient pas à la Nomenclature, une licence d’exportation peut être émise. Dans le cas contraire, un expert-vérificateur détermine si l’objet « (a) présente un intérêt exceptionnel en raison soit de son rapport étroit avec l’histoire du Canada ou la société canadienne, soit de son esthétique, soit de son utilité pour l’étude des arts et des sciences; et (b) revêt une importance nationale telle que sa perte appauvrirait gravement le patrimoine national »20.
Selon la Cour d’appel fédérale, la division de première instance a commis une erreur en refusant de traiter avec déférence la décision de la Commission. Autrement dit, lorsqu’elle doit interpréter sa propre loi constitutive, la Commission est la « mieux placée pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi.21 » Cette erreur est significative puisque le législateur a accordé un large pouvoir à la Commission lors de l’évaluation d’un objet selon le critère de l’« importance nationale ». Plus particulièrement, ce pouvoir reconnait l’expertise des membres nommés à la Commission selon leurs spécialisations dans les domaines des biens culturels, du patrimoine et des institutions muséales22.
Conclusion
Les institutions muséales ont accueilli ce dénouement jurisprudentiel avec soulagement. En reconnaissant qu’une œuvre puisse être d’une importance nationale sans être canadienne, cet arrêt vient cristalliser l’interprétation de la Loi soutenue par les experts ainsi que les pratiques et usages qui en découlaient dans le milieu culturel avant le jugement de première instance. Ainsi, les donateurs qui possèdent des œuvres exceptionnelles d’artistes étrangers peuvent à nouveau les offrir aux collections muséales canadiennes et profiter en retour des incitatifs fiscaux. La Cour d’appel fédérale conclut en réitérant l’objet des mesures législatives en place, soit la prévention contre « la ghettoïsation culturelle des établissements canadiens en leur permettant d’acheter des œuvres d’art en vue de préserver le patrimoine culturel au profit des générations à venir »23.
- 2018 CF 605.
- Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels, L.R.C. 1985, c. C-51, art. 7-16.
- Id., art. 32 et 33. Le certificat fiscal est le mécanisme de la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels (la « Loi ») permettant aux donateurs offrant des œuvres aux institutions muséales canadiennes de profiter des déductions fiscales prévues à la Loi de l’impôt sur le revenu.
- Préc., note 2.
- Selon ce qui est prévu à la Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels, les musées peuvent se prévaloir d’un droit d’achat prioritaire gelant pour 6 mois l’exportation de toute œuvre considérée comme exceptionnelle et d'importance nationale.
- Procureur général du Canada c. Heffel Gallery Limited, 2019 CAF 82.
- Id., par. 37.
- 1982, huile sur toile, 21 ¾ x 18 ¼ pouces.
- Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels, préc., note 2, art. 8(3) et 40.
- Heffel Gallery Limited c. Procureur général du Canada, préc., note 1, par. 8.
- C.R.C., c. 448.
- Heffel Gallery Limited c. Procureur général du Canada, préc., note 1, par. 12.
- Id., par. 20-21.
- Id., par. 26-27.
- Voir à ce sujet Catherine LALONDE, « Des dons qui échappent aux musées », Le Devoir, 19 décembre 2018.
- Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels, préc., note 2, art. 32 et 33.
- Préc., note 2.
- Pour se conformer à leur engagement conformément à la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et le transfert de propriétés illicites des biens culturels, 14 novembre 1970, 823 R.T.N.U. 231 (entrée en vigueur le 24 avril 1972), les pays signataires devaient adopter des disposition législatives assurant un contrôle transfrontalier des biens culturels.
- L’objet doit appartenir à l’une des catégories bien définies de la Nomenclature, avoir au moins cinquante ans et s’il s’agit du produit d’une personne physique, son auteur doit être décédé. De plus, lorsque l’objet n’est pas d’origine canadienne, il doit être situé au Canada depuis au moins 35 ans.
- Loi sur l’exportation et l’importation de biens culturels, préc., note 2, art. 11(1), nos soulignements.
- Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, cité dans Procureur général du Canada c. Heffel Gallery Limited, préc. note 16, par. 52.
- Procureur général du Canada c. Heffel Gallery Limited, préc., note 6, par. 33.
- Id., par. 57.