Il est généralement admis dans le domaine des brevets qu’une invention ne peut avoir été divulguée au public antérieurement au dépôt d’une demande de brevet. La loi canadienne stipule que l’objet d’une demande de brevet ne doit pas être divulgué en ayant fait « l’objet d’une communication qui l’a rendu accessible au public au Canada ou ailleurs »1 avant une date déterminante. Cette dernière est habituellement la date de priorité d’une demande de brevet; toutefois, le Canada prévoit également un délai de grâce d’un an pour les divulgations provenant directement ou indirectement du demandeur ou de l’inventeur. Ainsi, la date déterminante varie selon que la divulgation provient directement ou indirectement du demandeur ou de l’inventeur, ou d’un tiers. Il est important de noter que le délai de grâce canadien d’un an est calculé à partir de la date de dépôt de la demande au Canada ou en vertu du Traité de coopération en matière de brevets (PCT), et non basée sur une demande prioritaire déposée dans un pays autre que le Canada, comme l’illustre la figure 1.
- Figure 1 : Délai prescrit pour le délai de grâce pour les divulgations provenant directement ou indirectement du demandeur ou de l’inventeur
La mise au point d’une invention implique en général des essais avant la préparation et le dépôt d’une demande de brevet. Tandis que ces activités préalables à la demande ont souvent lieu dans un atelier ou un laboratoire fermé, d’autres, en raison de leur nature, peuvent nécessiter des expérimentations ou des essais dans des environnements moins privés. Par ailleurs, un inventeur indépendant n’a pas forcément accès à des installations spécifiques pour tester une invention. Les répercussions de ces activités préalables au dépôt de brevet ou de l’utilisation préalable d’une invention sur la brevetabilité ont été évaluées par les tribunaux canadiens; voici certains exemples de ces décisions.
Tester une invention sur la route
Dans l’affaire Conway v. Ottawa Electric Railway Co.2, l’invention consistait en un chasse-neige à fixer à un tramway pour déblayer les rails. Le tribunal a retenu, ce qui a permis de confirmer le brevet, que l’invention nécessitait des essais préalables qui ne pouvaient pas, vu la nature de celle-ci, se faire dans un environnement fermé. Ainsi l’utilisation expérimentale préalable n’excluait pas la brevetabilité.
Dans l’affaire Gibney v. Ford Motor Co. of Canada Ltd.3 , l’invention était un couvercle de protection pour une génératrice d’un véhicule motorisé. L’inventeur (un mécanicien automobile) installa une version rudimentaire du dispositif sur le véhicule d’un client non identifié, quelques années avant de déposer une demande de brevet. Le tribunal conclut que cette activité représentait une utilisation publique préalable qui proscrit la brevetabilité, faisant remarquer que l’utilisation du dispositif par le client ne faisant l’objet d’aucune restriction et que ce dernier n’avait pas reçu consigne de garder le dispositif secret. En outre, l’utilisation n’a pas été jugée être de nature expérimentale.
Tester une invention sur la patinoire
Dans l’affaire Bauer Hockey Corp. c. Easton Sports Canada Inc.4, l’invention en question était une chaussure de patins de hockey, qui a été testée pendant les parties d’une ligue conçue à cet effet et dont les joueurs étaient composés d’employés de Bauer ainsi que d’autres personnes assujetties à une entente de confidentialité. Les parties se déroulaient sur une patinoire ouverte au public. Le tribunal a conclu que le match ne représentait pas une divulgation publique de l’invention étant donné que les patins ne pouvaient qu’être inspectés visuellement, et non testés ou démontés, et donc qu’une personne assistant simplement à la partie ne pouvait connaître les caractéristiques essentielles de l’invention.
Tester une invention sur un chantier
Dans l’affaire Wenzel Downhole Tools Ltd. c. National-Oilwell Canada Ltd.5, l’invention était un montage à roulement utilisé pour l’exploitation pétrolière. Un montage couvert par la portée du brevet a été construit et loué à une autre entreprise pour être utilisé sur un chantier, et ce, avant le dépôt du brevet. Le montage était enchâssé dans un tube en acier, et son fonctionnement interne n’était pas visible de l’extérieur. Même si l’outil avait pu être démonté à des fins d’inspection et que les utilisateurs auraient pu demander à voir, par exemple, des dessins techniques, il n’existait aucune preuve que ce type d’inspection ou de demande avait été fait. Le tribunal conclut cependant que l’utilisation sur un chantier représentait une utilisation publique préalable venant contrecarrer l’aspect de nouveauté, rappelant qu’il n’y avait eu aucune obligation (explicite ou implicite) de confidentialité imposée aux personnes présentes sur le chantier, et que par ailleurs, les utilisateurs avaient l’occasion d’examiner l’invention; le fait qu’ils ne l’aient pas examinée n’y change rien.
Une autre décision concernant le secteur du pétrole a mené à une conclusion tout autre. Dans l’affaire Varco Canada Ltd. c. Pason Systems Corp.6, un inventeur avait mis au point un système de forage automatique. Il avait construit un prototype, mais avait besoin de le tester et, ne possédant pas les installations nécessaires, il fit une demande pour voir s’il pouvait tester son système sur une plateforme pétrolière. L’inventeur était présent sur la plateforme, il a lui même procédé au forage et il a verrouillé son système lorsqu’il devait s’absenter, afin d’empêcher quiconque de l’examiner. Le tribunal a confirmé la validité du brevet, en mentionnant que l’essai était expérimental et nécessaire, et que même s’il n’existait pas d’entente formelle à cet effet, la confidentialité était implicite étant donné les efforts dont avait fait preuve l’inventeur pour conserver le secret de son invention pendant les essais.
Tester une invention en clinique
Dans l’affaire Bayer Inc. c. Apotex Inc.7, Apotex alléguait que l’invention en question, un produit contraceptif, avait été divulguée au public plus d’un an avant la date de dépôt du brevet par l’entremise d’essais cliniques. Même si les participants aux essais n’avaient pas signé d’ententes de confidentialité et qu’ils connaissaient les ingrédients actifs des comprimés et leur utilisation prévue en tant que contraceptifs oraux, ils ne connaissaient pas tous les détails de la composition de comprimés, et ils devaient rendre toute dose non utilisée (un certain nombre de ces comprimés ont toutefois été déclarés « perdus » ou « non renvoyés »). Le tribunal a pris en compte le fait qu’il existait une possibilité théorique que les comprimés puissent être analysés (aucune preuve en ce sens n’a été présentée), mais a conclu que cette utilisation expérimentale ne constituait pas une divulgation, puisque la réalisation des essais cliniques était nécessaire, des mesures raisonnables avaient été prises pour garantir la confidentialité et tout comprimé non utilisé devait être renvoyé. Ainsi, la nature expérimentale des essais et la manière dont ils ont été conduits pesaient davantage dans la balance que la possibilité théorique que certains comprimés soient conservés et analysés. Par la suite, une autre analyse de ce même brevet a abouti au même résultat, le tribunal estimant même qu’une analyse théorique d’un comprimé serait probablement insuffisante pour reproduire l’invention8. Il est par ailleurs intéressant de constater que l’analyse de ce brevet déposé aux États-Unis a mené les tribunaux américains à la même conclusion9, tandis que l’Office européen des brevets est arrivé au résultat contraire10 pour le brevet européen.
Que pouvons-nous en conclure?
Toute divulgation publique d’une invention avant le dépôt d’une demande de brevet doit bien entendu être évitée, en particulier dans le cadre d’une stratégie de brevet international, où les lois et les critères diffèrent d’une région à l’autre. Dans le contexte canadien, le délai de grâce procure de la flexibilité, et les tribunaux font preuve d’une certaine retenue dans les cas d’usage antérieur de nature expérimentale, cette doctrine continuant d’être reconnue ici11. Même si chaque cas est tranché selon ses faits propres, la confidentialité et la nature expérimentale de l’usage antérieur sont des facteurs importants.
- Loi sur les brevets, L.R.C (1985), ch. P-4, article 28.2.
- 8 ExCR 432 (1904).
- 2 ExCR 279 (1967).
- 2010 CF 361 (2010), confirmé 2011 CAF 83 (2011).
- 2011 CF 1323 (2011), confirmé 2012 CAF 333 (2012).
- 2013 CF 750 (2013).
- 2014 CF 436.
- Bayer Inc. c. Apotex Inc., 2016 CF 1013 (2016).
- Bayer Schering Pharma AG v. Barr Laboratories, Inc., U.S. District Court for the District of New Jersey, No. 05-CV-2308 (2008), confirmé U.S. Court of Appeals for the Federal Circuit, No. 08-1282 (2009).
- Décision T0007/07 – 3.3.02 (2011) de la Chambre de Recours de l’Office européen des Brevets.
- Bombardier Recreational Products Inc. c. Arctic Cat Inc., 2017 CF 207 (2017); Hospira Healthcare Corporation c. Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 CF 259 (2018).