Au cours des derniers mois, notre équipe du Laboratoire juridique sur l’intelligence artificielle (L3IA) a testé plusieurs solutions juridiques incorporant, de façon plus ou moins importante, l’IA. Selon les auteurs Remus et Levy1, la plupart de ces outils auront un impact potentiel modéré sur la pratique du droit.
Parmi les solutions évaluées par les membres de notre laboratoire, certaines fonctionnalités ont particulièrement attiré notre attention.
Contexte historique
Au début des années 1950, lorsque Grace Murray Hopper, pionnière de l’informatique, tentait de persuader ses collègues de créer un langage informatique utilisant des mots d’anglais, on lui répondait que c’était impossible qu’un ordinateur puisse comprendre l’anglais. Toutefois, contrairement aux ingénieurs et aux mathématiciens de l’époque, le monde des affaires se montra plus ouvert à cette idée. Ainsi naquit le « Business Language version 0 », ou B-0, l’ancêtre de plusieurs langages informatiques plus modernes et un premier (petit) pas vers le traitement du langage naturel.
Il n’en reste pas moins que l’usage de l’informatique pour des solutions juridiques fut un défi, en raison, notamment, de la nature de l’information à traiter, souvent présentée sous forme textuelle et peu organisée. L’auteur Richard Susskind traitait déjà en 1986 de l’usage de l’intelligence artificielle pour traiter d’informations juridiques2. Ce n’est toutefois que plus récemment, avec les avancées en traitement du langage naturel, qu’on a vu apparaître des logiciels ayant le potentiel de modifier substantiellement la pratique du droit.
Plusieurs avocats et notaires s’inquiètent aujourd’hui de l’avenir de leur profession.
Sommes-nous en train d’assister à la naissance de l’avocat-robot?
À ce jour, les solutions technologiques offertes aux juristes permettent l’automatisation de certains aspects spécifiques liés à la multitude de tâches qu’ils accomplissent lorsqu’ils effectuent leur travail. Les outils d’automatisation et d’analyse de documents en sont des exemples pertinents en ce qu’ils permettent, dans un cas, de créer des documents de nature juridique à partir d’un modèle existant et, dans l’autre cas, de faire ressortir certains éléments qui peuvent être potentiellement problématiques dans des documents soumis. Cependant, aucune solution ne peut se targuer de remplacer entièrement le professionnel du droit.
Récemment, les auteurs précités Remus et Levy ont analysé et mesuré l’impact de l’automatisation sur le travail des avocats3. De manière générale, ils prédisent que seul le processus de recherche documentaire sera bouleversé de façon importante par l’automatisation et que les tâches de gestion de dossiers, de rédaction documentaire, de vérification diligente, de recherche et d’analyse juridique seront touchées modérément. Par ailleurs, ils estiment que les tâches de gestion documentaire, de rédaction juridique, de conseil, de négociation, de cueillette factuelle, de préparation et de représentation à la cour ne seront que légèrement bouleversées par les solutions intégrant l’intelligence artificielle4.
Les outils d’analyse documentaire
Kira, Diligen, Luminance, Contract Companion, LegalSifter, LawGeex, etc.
D’abord, parmi les outils permettant l’analyse documentaire, deux types de solutions sont offerts sur le marché.
D’une part, plusieurs utilisent l’apprentissage supervisé et non supervisé pour trier et analyser un grand nombre de documents afin d’en tirer certaines informations ciblées. Ce type d’outil est particulièrement intéressant dans un contexte de vérification diligente. Il permet notamment d’identifier l’objet d’un contrat donné ainsi que certaines clauses, les lois applicables et d’autres éléments déterminés dans le but de détecter certains éléments de risque préalablement déterminés par l’utilisateur. À cet égard, notons par exemple l’existence d’outils de vérification diligente comme Kira, Diligen et Luminance5.
D’autre part, des solutions sont destinées à l’analyse et à la révision de contrats afin de faciliter la négociation avec une tierce partie. Ce type d’outil utilise le traitement automatique du langage naturel (TALN) afin d’identifier les termes et clauses particuliers du contrat. Il détermine également les éléments qui sont manquants dans un type donné de contrat. Par exemple, dans une entente de confidentialité, l’outil avertira l’utilisateur si la notion d’information confidentielle n’est pas définie. De plus, des commentaires sont fournis quant aux différents éléments identifiés dans le but de fournir des conseils sur la négociation des modalités du contrat. Ces commentaires et conseils peuvent être modifiés en fonction des pratiques privilégiées par le juriste. Ces solutions nous apparaissent particulièrement utiles lorsque le professionnel du droit est appelé à conseiller un client sur l’opportunité ou non de se conformer aux termes d’un contrat qui lui est soumis par un tiers.
L’outil Contract Companion6 a attiré notre attention pour sa simplicité d’utilisation, même s’il s’agit ici d’un outil visant seulement à assister un rédacteur humain sans toutefois identifier les clauses problématiques et leur contenu. L’outil va plutôt détecter certaines incohérences, comme l’absence d’une définition d’un terme débutant par une majuscule, entre autres exemples. LegalSifter et LawGeex7 se présentent comme des assistants à la négociation en proposant des solutions qui repèrent les divergences entre un contrat soumis et les meilleures pratiques favorisées par le cabinet ou l’entreprise, aidant ainsi à trouver et à résoudre les clauses manquantes ou problématiques.
Les outils de recherche juridique
InnovationQ, NLPatent, etc.
Récemment, quelques solutions permettant l’analyse de la recherche juridique et la prédiction des décisions des tribunaux sont apparues sur le marché. Des entreprises proposent de simuler un jugement à partir d’éléments factuels envisagés dans le contexte d’un régime juridique donné pour aider à la prise de décision. Pour y parvenir, elles utilisent le TALN pour comprendre les questions posées par les juristes, fouiller la législation, la jurisprudence et les sources doctrinales. Certaines solutions proposent même aux avocats de déterminer leurs chances de gagner ou de perdre en fonction d’éléments donnés, tels que l’avocat de la partie adverse, le juge et le niveau de tribunal. Pour y parvenir, l’outil utilise l’apprentissage automatique. Il pose des questions à propos de la situation du client et, par la suite, il analyse des milliers de cas similaires sur lesquels les tribunaux se sont prononcés. Au final, le système d’intelligence artificielle formule une prédiction basée sur tous les cas analysés, une explication personnalisée et une liste de jurisprudence pertinente.
Avec la venue de ces outils, des auteurs anticipent des changements considérables dans la nature des litiges qui se retrouveront devant les tribunaux. Ils prévoient que la technologie favorisera le règlement des différends et que les juges n’auront à se prononcer que sur les conflits générant les questions de droit les plus complexes et suscitant de réels développements juridiques.8
En droit des brevets, la recherche d’inventions existantes (« art antérieur » dans le vocabulaire de la propriété intellectuelle) est facilitée par des outils faisant appel au TALN. La rédaction de brevets comporte généralement un vocabulaire spécialisé. Les solutions permettent d’identifier la technologie ciblée, de déterminer l’art antérieur pertinent et d’analyser les documents qui y sont relatifs afin de repérer les éléments divulgués. À cet égard, les outils d’InnovationQ et NLPatent9 nous semblent démontrer un potentiel intéressant.
Les outils de rédaction juridique
Specif.io, etc.
Quelques solutions offertes sur le marché font appel au potentiel « créatif » de l’intelligence artificielle appliqué au droit. Parmi celles-ci, nous nous sommes intéressés à une solution offrant la rédaction du mémoire descriptif dans le contexte d’une demande de brevet. L’outil Specif.io10 permet de rédiger une description de l’invention en utilisant un vocabulaire adapté et la forme requise pour la rédaction de demandes de brevet, et ce, sur la base de projets de revendications délimitant de manière sommaire la portée de l’invention. Pour le moment, cette solution est restreinte au domaine des inventions en matière de logiciel. Même si, la plupart du temps et dans l’état actuel du produit, le juriste sera appelé à retravailler le texte substantiellement, il peut gagner un temps considérable dans la rédaction d’un premier jet.
Recommandations
En conclusion, les outils d’intelligence artificielle ne progressent pas de manière uniforme dans tous les domaines du droit. Plusieurs outils peuvent déjà assister des juristes dans diverses tâches répétitives ou les aider à repérer des erreurs ou des risques potentiels dans divers documents. Toutefois, il est important de considérer que ces outils sont encore loin d’avoir la faculté humaine de contextualiser leurs interventions.
Là où l’information est organisée et structurée, comme en matière de brevets, domaine dans lequel les bases de données sont organisées et accessibles en ligne pour la plupart des pays occidentaux, les outils permettent non seulement d’assister les usagers dans leurs tâches, mais carrément de fournir un premier projet pour la rédaction d’un mémoire descriptif à partir de simples revendications. Cependant, recherche et développement sont encore nécessaires à cet égard avant qu’on puisse vraiment se fier à de telles solutions.
Nous croyons donc pertinent d’émettre certaines grandes recommandations pour les juristes qui voudraient intégrer des outils infusés d’intelligence artificielle dans leur pratique :
- Connaître les possibilités et les limites d’un outil : lors du choix d’un outil d’intelligence artificielle, il est important d’effectuer des tests afin d’en évaluer le fonctionnement et les résultats. Il faut cibler un objectif précis et s’assurer que l’outil testé permette l’atteinte de cet objectif.
- Supervision humaine : à ce jour, il est important que tout outil d’intelligence artificielle demeure supervisé par un être humain. Il s’agit non seulement là d’une obligation déontologique pour assurer la qualité des services rendus, mais aussi d’une simple règle de prudence face à des outils n’ayant pas la capacité de contextualiser l’information qu’on leur soumet.
- Traitement des ambiguïtés : plusieurs outils d’intelligence artificielle permettent divers réglages dans leurs interventions. De tels réglages devraient faire en sorte que le traitement de toute situation ambigüe pour le système soit confié à des opérateurs humains.
- Confidentialité des données : N’oublions pas que nous sommes soumis à un devoir de confidentialité! Le traitement de l’information confidentielle par les fournisseurs de solutions est un enjeu crucial à considérer. Il ne faut pas avoir peur de poser des questions à ce sujet.
Des employés informés :L’intelligence artificielle fait trop souvent peur aux employés. Qui plus est, comme tout changement technologique, la formation interne s’avère nécessaire pour s’assurer que l’utilisation de tels outils soit conforme aux attentes de l’entreprise. Il faut donc non seulement choisir de bons outils d’intelligence artificielle, mais aussi penser à la formation nécessaire pour en tirer profit.
- Remus, D., & Levy, F. (2017). Can Robots Be Lawyers: Computers, Lawyers, and the Practice of Law. Geo. J. Legal Ethics, 30, 501.
- Susskind, R. E. (1986). Expert systems in law: A jurisprudential approach to artificial intelligence and legal reasoning. The modern law review, 49(2), 168-194.
- Préc., note 1.
- Id.
- kirasystems.com; diligen.com; luminance.com.
- https://www.litera.com/products/legal/contract-companion.
- legalsifter.com; lawgeex.com.
- Luis Millan, Artificial Intelligence, Canadian Lawyer (7 avril 2017), en ligne : http://www.canadianlawyermag.com/author/sandra-shutt/artificial-intelligence-3585.
- http://ip.com/solutions/innovationq; nlpatent.com.
- specif.io/index.