La Cour d’appel du Québec a rendu un arrêt important sur la notion de « cadre supérieur » au sens de la Loi sur les normes du travail (« LNT » ou « Loi ») dans la cause de Delgadillo c. Blinds To Go inc. et le Tribunal administratif du travail 1. Cet arrêt devrait dorénavant guider les juges administratifs du Tribunal administratif du travail (« TAT ») lorsqu’ils auront à décider, à l’occasion du congédiement d’un cadre, si celui-ci est un « cadre supérieur » au sens de la Loi.
Quel est l’intérêt de cet arrêt ?
En principe, sous réserve d’exceptions concernant certains avantages (tels que les absences pour raisons familiales ou reliées à la grossesse ou à la maternité) ou des recours liés au harcèlement psychologique, un cadre supérieur est exclu de l’application de la LNT.
Par conséquent, la question de savoir si un cadre est un cadre supérieur a fait couler beaucoup d’encre, surtout dans le contexte de plaintes pour congédiement en vertu de l’article 124 de la LNT, où l’employeur plaide habituellement que le cadre congédié est un cadre supérieur et qu’il ne peut exercer ce recours.
Depuis l’entrée en vigueur de la LNT, les prédécesseurs du Tribunal administratif du travail2 ont eu à maintes reprises l’occasion de se prononcer sur la question. Cependant, la jurisprudence en la matière est loin d’être unanime. Pour certains juges administratifs, le cadre qui bénéficie d’une grande autonomie, d’un salaire élevé et d’une discrétion certaine dans l’exécution de ses fonctions ne peut être qualifié de cadre supérieur s’il n’exerce aucun pouvoir décisionnel relativement aux stratégies et aux politiques de l’entreprise. D’autres juges administratifs sont moins exigeants.
Pour sa part, la Cour d’appel avait à quelques reprises considéré la question, sans toutefois dégager des principes clairs concernant la qualification de cadre supérieur au sens de la LNT. Dans l’arrêt Delgadillo, la Cour d’appel tranche en faveur d’une approche souple dans le cadre de l’analyse de la notion de cadre supérieur.
Les faits de l’affaire Delgadillo
Cette affaire concerne le directeur de l’une des deux usines de l’entreprise Blinds To Go inc., une entreprise qui fabrique des stores sur mesure dans un court laps de temps et exploite des centaines de magasins de détail. Aussitôt que le client passe une commande dans un des magasins, elle est transmise à une des deux usines pour que les stores soient fabriqués et livrés au client dans un délai de 48 heures. Ainsi, les deux usines de fabrication sont la pierre angulaire du modèle d’affaires de l’entreprise.
Dans son arrêt, la Cour d’appel note que le directeur d’usine exerçait des fonctions importantes au sein de l’entreprise, jouissait d’une vaste latitude dans l’exercice de ses fonctions et entretenait des rapports étroits avec les propriétaires de l’entreprise, qui lui accordaient toute leur confiance.
Les recours intentés
Le directeur d’usine a formulé une plainte pour congédiement sans cause juste et suffisante à la Commission des relations du travail (« CRT »). Le juge administratif qui a entendu la cause a décidé qu’il n’était pas un cadre supérieur au sens de la LNT et que, par conséquent, sa plainte était recevable. En l’occurrence, celle-ci a été accueillie.
La question particulière du statut de cadre supérieur du directeur a été soumise à la Cour supérieure du Québec. Contrairement à la CRT, la Cour supérieure a conclu qu’il était cadre supérieur et que sa plainte était irrecevable.
La Cour d’appel s’est déclarée en accord avec la CRT sur le fait que la notion de cadre supérieur au sens de la LNT devait faire l’objet d’une interprétation restrictive. Cependant, elle a précisé que l’on ne pouvait donner à cette notion un sens étroit au point de la neutraliser ou la réserver aux seules personnes occupant la présidence d’une entreprise.
Quelques détails concernant l’arrêt de la Cour d’appel
Dans son jugement, la Cour note que la CRT a commis deux erreurs :
- La première est d’avoir fait abstraction de la nature même de l’entreprise, et plus particulièrement de la singularité de son modèle d’affaires. En effet, les opérations des usines de production en font des composantes névralgiques. En regard de cette première erreur, la Cour a conclu qu’en omettant le contexte au profit d’une vision parcellaire de la preuve, la CRT a rendu une décision qui ne faisait pas partie des issues possibles compte tenu du droit applicable et qui, ignorant un vaste pan de la preuve, la rend inacceptable au regard des faits.
- La deuxième est d’avoir donné à la notion de cadre supérieur « un sens si étroit qu’il neutralise la disposition à toutes fins utiles ou la confine aux seules personnes occupant la présidence d’une entreprise ».
En première instance, le juge administratif de la CRT avait conclu que le plaignant, à titre de directeur d’usine, avait une autorité et une autonomie limitée à cette direction. À l’inverse, un véritable cadre supérieur n’aurait pas seulement autorité sur l’usine; il aurait également un mot à dire sur les autres directions, les ressources humaines, les affaires financières, le réseau informatique, le marketing et la direction de la fabrication aux États-Unis. Ainsi, pour le TAT, un cadre supérieur est un employé qui a un droit de regard sur l’ensemble des opérations de l’entreprise et non sur une seule direction, aussi importante soit-elle. Tel n’était pas le cas du plaignant.
Selon la Cour d’appel, une telle analyse ne peut être retenue. Un cadre supérieur peut certes être investi d’une autorité générale sur l’entreprise. Cependant, il peut tout aussi bien être détenteur d’une autorité départementale, fonctionnelle, divisionnaire, régionale ou de type « conseil ». Il est possible que le détenteur d’une telle autorité ne soit pas un cadre supérieur au sens de la LNT; cela dépendra du contexte et des faits. Mais on ne peut l’exclure d’emblée, comme l’a fait la CRT.
Que retenir de cet arrêt ?
L’arrêt Delgadillo assouplit grandement la notion de cadre supérieur en affirmant qu’un cadre supérieur peut être investi d’une autorité départementale, fonctionnelle, divisionnaire, régionale ou de type « conseil ».
Ainsi, la qualification de cadre supérieur ne sera plus limitée aux membres du personnel qui ont un droit de regard sur l’ensemble des opérations de l’entreprise, mais pourra être étendue à ceux qui jouissent de cette autorité dans une sphère beaucoup plus restreinte, tels un service, une division ou une région. De même, le statut de cadre supérieur pourra être reconnu à ceux qui exercent une autorité fonctionnelle ou de type « conseil ».
Cet assouplissement de la grille d’analyse fait en sorte que les juges du TAT devront prendre en compte la nature même de l’entreprise et son organisation, en plus de considérer le rôle du membre du personnel et son importance ainsi que sa contribution à la réussite de l’entreprise. Il n’est pas nécessaire que cette contribution s’étende à l’ensemble des opérations de l’entreprise; elle peut être limitée à l’un ou l’autre des éléments importants de celles-ci.
Il est à prévoir que la jurisprudence du TAT s’harmonisera avec les principes directeurs de l’arrêt de la Cour d’appel et deviendra plus souple quant à la détermination du statut de cadre supérieur au sens de la LNT.