Alors que la Loi canadienne sur les sociétés par actions, LRC 1985, c C-44 (« LCSA ») est muette sur les circonstances devant mener à l’imposition d’une responsabilité personnelle à un administrateur relativement à un abus et que les tribunaux canadiens ne s’entendent pas sur l’application des principes énoncés par la jurisprudence à cet égard, l’arrêt Wilson c. Alharayeri 1 vient clarifier les critères essentiels applicables.
Rappel des faits
Cette affaire débute en 2007 alors que Wi2Wi, une entreprise spécialisée en technologies constituée sous le régime de la LCSA, est aux prises avec des problèmes de liquidité récurrents.
Avant les événements ayant mené au litige, M. Alharayeri détenait 2 millions d’actions ordinaires de la société et était le seul détenteur d’actions privilégiées A (1 million) et d’actions privilégiées B (1,5 million).
Les actions A étaient convertibles en actions ordinaires, conditionnellement à ce que la société atteigne certains objectifs financiers au cours de l’exercice financier 2006. La conversion des actions B était également liée au respect d’objectifs, mais pour l’exercice financier 2007.
Pour sa part, M. Wilson, président, chef de la direction et membre du comité de vérification de Wi2Wi, détenait ou contrôlait à titre de bénéficiaire 100 000 actions privilégiées C par l’intermédiaire d’une autre société. Les actions C étaient également convertibles en actions ordinaires si la société réalisait un objectif financier établi dans ses statuts constitutifs.
Afin de résoudre les difficultés financières persistantes de la société, le conseil d’administration de Wi2Wi décide d’offrir à ses détenteurs d’actions ordinaires des billets garantis convertibles dans le cadre d’un « Placement privé ». Celui-ci donnait à chaque actionnaire le droit de souscrire ces billets à hauteur de 1 $ pour chaque groupe de deux actions ordinaires de la société qu’il détenait. Les billets étaient convertibles en actions ordinaires, à raison de 50 000 actions ordinaires par tranche de billets de 1000 $ en capital.
Ce placement privé permettait à M. Wilson, dans la mesure où il convertissait ses 100 000 actions C en actions ordinaires, de souscrire 50 000 billets de 1 $, représentant ainsi des billets valant 50 000 $. Puis, M. Wilson pouvait convertir chaque tranche de 1000 $ de ce 50 000 $ en 50 000 actions ordinaires, ce qui lui permettait de devenir ainsi détenteur de 2 500 000 actions ordinaires. Ce placement privé avait donc pour effet de diminuer considérablement la proportion d’actions ordinaires détenues par M. Alharayeri s’il ne participait pas à cette opération.
Avant d’établir ce placement privé, le conseil d’administration décide d’« accélérer » la conversion en actions ordinaires des 100 000 actions C dont M. Wilson bénéficiait par l’intermédiaire d’une autre société. Cette conversion dite « accélérée » a été effectuée malgré les doutes exprimés par les vérificateurs quant au respect du test relatif à la conversion de ces actions. Les autres détenteurs d’actions C n’ont pas bénéficié de cette conversion.
Par ailleurs, malgré le fait que les états financiers vérifiés de 2006 contenaient une note indiquant que, sur le fondement du test financier établi dans les statuts constitutifs, les actions A pouvaient, au gré du détenteur, être converties en un million d’actions ordinaires et que M. Alharayeri avait formulé des demandes en ce sens lors de réunions du conseil d’administration et par courriels, ses actions A n’ont jamais été converties en actions ordinaires.
De même, les actions B de M. Alharayeri n’ont pas davantage été converties, même si, selon les états financiers approuvés de 2007, elles pouvaient être converties en 223 227 actions ordinaires.
M. Wilson et le comité de vérification motivent l’omission de convertir les actions de M. Alharayeri par le fait que ce dernier se serait placé en situation de conflit d’intérêts par le passé alors qu’il était président de Wi2Wi.
Le litige
En conséquence de cette omission, la valeur des actions A et B de M. Alharayeri, qui pouvaient auparavant être converties en actions ordinaires, a grandement diminué. Face à ce qu’il allègue être un comportement abusif de la société, M. Alharayeri dépose une demande de redressement devant la Cour supérieure du Québec en vertu de l’art. 241 (3) de la LCSA contre des administrateurs de la société, dont M. Wilson. Devant la Cour, le droit au redressement n’était pas en litige, mais c’est plutôt la responsabilité personnelle de M. Wilson qui a fait l’objet du débat.
En effet, bien que l’art. 241 LCSA confère au juge du procès un large pouvoir discrétionnaire pour « rendre les ordonnances provisoires ou définitives qu’il estime pertinentes » à l’encontre d’un administrateur personnellement, il ne précise pas les circonstances où il est justifié que les administrateurs soient tenus personnellement responsables en application de cette disposition.
Les principes applicables
À ce jour, l’arrêt de principe pour déterminer l’existence ou non de la responsabilité personnelle d’un administrateur, Budd c. Gentra Inc.2, avait été rendu par la Cour d’appel de l’Ontario qui, en 1998, avait adopté un test à deux volets. Selon ce dernier, la conduite abusive doit (1) être véritablement attribuable à l’administrateur en raison de sa participation dans l’abus et (2) l’imposition d’une responsabilité personnelle doit être pertinente compte tenu de toutes les circonstances.
Relativement à ce deuxième volet, la Cour suprême du Canada précise dans la présente décision que quatre principes généraux doivent minimalement être pris en compte dans le cadre de l’analyse :
- La demande de redressement en cas d’abus doit en soi constituer une façon équitable de régler la situation. À titre d’exemples, il peut être équitable de tenir un administrateur personnellement responsable lorsque celui-ci a tiré un bénéfice personnel, que ce soit sous la forme d’un avantage financier immédiat ou d’un contrôle accru de la société, a manqué à une obligation personnelle ou a abusé d’un pouvoir de la société, ou lorsqu’une condamnation de la société porterait indûment préjudice à d’autres détenteurs de valeurs mobilières
- L’ordonnance rendue ne devrait pas accorder plus que ce qui est nécessaire pour réparer l’abus
- L’ordonnance rendue ne peut servir qu’à répondre aux attentes raisonnables des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants en leur qualité de parties intéressées de la société
- Dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire en matière de réparation, les tribunaux devraient tenir compte du contexte général du droit des sociétés
Après avoir identifié ces principes, la Cour suprême confirme l’analyse du juge de première instance voulant que M. Wilson devait être tenu personnellement responsable de l’abus et confirme la conclusion le condamnant à payer une indemnité de 648 310 $ à M. Alharayeri.
Quant au premier volet, la Cour suprême confirme que M. Wilson a participé à la conduite abusive de la société, ayant joué un rôle prépondérant dans les discussions du conseil d’administration ayant mené à la non-conversion des actions A et B de M. Alharayeri.
Quant au deuxième volet, elle retient d’abord que le redressement est une façon équitable de régler la situation. L’abus a procuré un avantage personnel à M. Wilson, soit son contrôle accru sur Wi2Wi grâce à la conversion de ses actions C (mais pas des actions C détenues par d’autres) en actions ordinaires, ce qui lui a permis de participer au Placement privé, et ce, malgré l’existence de doutes quant au respect du test relatif à la conversion. Tout cela s’est fait au détriment de M. Alharayeri, dont les propres intérêts dans l’entreprise ont été dilués en raison de son incapacité à participer au Placement privé.
La Cour note par la suite que la réparation, correspondant à la valeur des actions ordinaires avant le Placement privé, n’octroyait pas plus que ce qui était nécessaire pour remédier à la perte de M. Alharayeri.
Finalement, la réparation a été adéquatement élaborée eu égard aux attentes raisonnables de M. Alharayeri selon lesquelles :
1) ses actions A et B seront converties si la société satisfaisait aux tests financiers applicables établis dans les statuts de la société, et
2) le conseil d’administration tiendra compte de ses droits lors de toute opération ayant une incidence sur les actions A et B.
Conclusion
Cette décision vient donc préciser le cadre d’analyse en matière de responsabilité personnelle des administrateurs et constitue un élément nouveau d’importance dont tout conseil d’administration soucieux d’assurer une saine gouvernance doit tenir compte.