Le 25 septembre 2015, l’Office d’investissement des régimes de pensions du secteur public (« Investissements PSP ») a institué des procédures devant la Cour suprême de l'État de New York contre Saba Capital, le fonds de couverture (hedge fund) géré par Boaz Weinstein (ancien cochef des activités de crédit de la Deutsche Bank AG), dans lesquelles il est allégué que Saba Capital a « manipulé la valeur » de certains placements de Saba Capital. Ces manipulations alléguées se seraient produites dans le contexte d’une demande de rachat par Investissements PSP de son entière participation dans Saba Capital. Ce litige met en lumière certains risques inhérents auxquels font face les gestionnaires de fonds de couverture et de fonds de capital-investissement lorsqu’ils évaluent certaines catégories de titres.
L’ACTION CONTRE SABA CAPITAL
Saba Capital Offshore Fund, Ltd. (le « fonds de Saba Capital »), un fonds de couverture créé en vertu des lois des îles Caïmans, a été mis sur pied en 2009. En février 2012 et en juin 2013, Investissements PSP y a investi un montant global de 500 millions de dollars américains, devenant ainsi le plus important investisseur du fonds. Au début de 2015, à la suite d’une baisse importante de la valeur liquidative du fonds communiquée au cours de l’été 2014, Investissements PSP a décidé de demander le rachat de l’intégralité de sa participation dans le fonds de Saba Capital comme le lui permettaient les documents constitutifs du fonds. À cette époque, la participation d’Investissements PSP dans le fonds de Saba Capital représentait environ 55 % de sa valeur liquidative.
Dans l’exposé de sa demande, Investissements PSP allègue qu’en calculant le prix de rachat de sa participation dans le fonds de Saba Capital, le gestionnaire Saba Capital Management, L.P. (« Saba Capital Management »), a réduit de façon inappropriée la valeur des titres à revenu fixe émis par The McClatchy Company (NYSE : MNI) détenue par le fonds de Saba Capital (les « obligations de MNI »). Cette réduction a eu l’effet de réduire la valeur liquidative du fonds au 31 mars 2015, ce qui a fait en sorte qu’Investissements PSP a reçu un prix de rachat moindre pour ses parts de catégorie A du fonds de Saba Capital.
Selon la demande d’Investissements PSP, la méthode d’évaluation employée par Saba Capital Management pour l’évaluation du 31 mars 2015 différait de façon importante de celles employées précédemment. De plus, selon Investissements PSP, moins d’un mois plus tard, Saba Capital est revenu à son ancienne méthode d’évaluation, ce qui a entraîné une valeur à la hausse des obligations de MNI par rapport à celle du 31 mars 2015. Investissements PSP allègue également que Saba Capital Management a effectué ces changements brusques dans ses méthodes d’évaluation dans le but de diminuer artificiellement la valeur des obligations de MNI aux fins du calcul du produit du rachat de sa participation dans le fonds de Saba Capital.
Les obligations de MNI sont des titres peu liquides qui ne sont inscrits à la cote d’aucune bourse nationale ni à celle du NASDAQ, mais qui sont toutefois négociés de gré à gré sur des marchés hors cote (« pink sheets »). L’absence d’un marché liquide pour un certain type de titres rend leur évaluation très difficile. Dans une telle situation, les fonds utilisent typiquement des prix qu’ils peuvent obtenir de sources de cotation externes telles que les services de cotation indépendants et les cotations de courtiers d’un teneur de marché ou d’institutions financières qui se livrent fréquemment à la pratique de négocier ce titre ou d’en établir le prix.
Au soutien de ses prétentions, Investissements PSP déclare qu’aux fins de l’évaluation des obligations de MNI, Saba Capital Management a dans le passé toujours utilisé les cotations fournies par ces sources de cotation externes. Toutefois, une méthode différente a été utilisée dans le cadre du rachat des parts de catégorie A d’Investissements PSP. Dans le cas de ce rachat, Saba Capital Management a plutôt amorcé un processus de sollicitation d’offres visant les obligations de MNI qu’elle détenait auprès de divers courtiers appelées « bids-wanted-incompetition » (BWIC) dans le cadre duquel les courtiers pouvaient présenter des offres sur ces titres. Ce processus a donné lieu à des offres reflétant un escompte important par rapport aux valeurs obtenues à l’aide des méthodes d’évaluation précédemment utilisées par le fonds de Saba Capital en raison du caractère peu liquide des obligations de MNI. Les offres ainsi obtenues par Saba Capital Management ont été utilisées pour évaluer les obligations de MNI, bien que le fonds de Saba Capital n’ait accepté aucune de celles-ci. Selon Investissements PSP, cela a fait en sorte que ces obligations qui étaient précédemment évaluées à 60 cents sur un dollar à la fin du premier trimestre de 2015 étaient évaluées à 31 cents sur un dollar au 31 mars 2015. Il en a résulté une réduction (dont le montant n’est pas divulgué dans les procédures déposées devant le tribunal new-yorkais) de la valeur liquidative des actions de catégorie A de Investissements PSP et du prix de rachat versé pour celles-ci.
Investissements PSP cherche à obtenir des dommages-intérêts compensatoires des défendeurs pour un montant à être déterminé lors du procès.
LES LEÇONS QUE DOIVENT RETENIR LES GESTIONNAIRES DE FONDS DE COUVERTURE PRIVÉS ET DE FONDS DE SOCIÉTÉS DE CAPITALINVESTISSEMENT
VISER LA CONSTANCE DANS LES MÉTHODES D’ÉVALUATION
Les documents constitutifs des fonds de couverture exigent communément du gestionnaire que celui-ci effectue des évaluations périodiques, habituellement à tous les mois ou, parfois, à tous les trimestres, des éléments d’actif et du passif du fonds. Les gestionnaires des fonds de capital-investissement ouverts sont couramment soumis à des exigences de production d’évaluations trimestrielles relativement aux éléments d’actif et passif de leurs fonds.
La rémunération du gestionnaire d’un fonds est généralement structurée de façon à favoriser l’alignement des intérêts du gestionnaire avec ceux de l’ensemble des autres investisseurs au moyen de l’intéressement à la performance (carried interest) qu’il a le droit de recevoir. Toutefois, dans le contexte du rachat envisagé de participations dans le fonds, l’intérêt du gestionnaire et de la partie demandant le rachat peuvent être très différents en ce que l’intérêt de la partie demandant le rachat est de maximiser son prix de rachat à court terme, tandis que l’intérêt du gestionnaire est de maximiser son intérêt reporté (« carried interest ») à long terme. L’évaluation requise des éléments d’actif et du passif du fonds en vue de déterminer le prix payable à la partie demandant le rachat a une incidence directe sur les montants que celle-ci reçoit, comme c’était le cas pour Investissements PSP. Ce conflit et le risque de litige subséquent sont exacerbés par le fait que l’évaluation des éléments d’actif et du passif du fonds est effectuée dans un contexte où le fonds continue ses activités et n’est donc pas liquidé.
Pour cette raison, les gestionnaires de fonds devraient tenter d’éviter autant que possible d’utiliser une méthode d’évaluation aux fins de déterminer le prix de rachat à être payé qui serait différente de la méthode qui a été ordinairement utilisée par le passé. Il sera difficile pour un investisseur demandant le rachat de prétendre que le gestionnaire a manipulé l’évaluation de l’actif du fonds dans le but de réduire le prix de rachat de sa participation si la méthode d’évaluation utilisée par le gestionnaire a été utilisée de façon constante et a fait l’objet de rapports périodiques aux investisseurs, sans qu’aucun problème ne soit survenu.
La survenance d’un « choc de liquidité » causé par la demande de rachat soudaine d’un investisseur important ou d’autres circonstances particulières (telles que l’acquisition d’instruments nouvellement créés) peut toutefois empêcher le gestionnaire désirant agir de façon juste et équitable pour l’ensemble des investisseurs de continuer d’utiliser les méthodes qu’il utilisait par le passé. Dans les cas où les circonstances appuyant les évaluations précédentes ont changé, le gestionnaire devrait échanger sur cette question avec les investisseurs pour s’assurer d’un consensus sur l’évaluation la plus juste compte tenu des nouvelles circonstances. Toutefois, cela pourrait ne pas être possible ni même souhaitable à la suite de la réception d’une demande de rachat, puisque l’intérêt financier immédiat de l’investisseur demandant le rachat peut rendre impossible l’atteinte d’un consensus.
ADOPTION D’UNE POLITIQUE D’ÉVALUATION DISTINCTE
Les méthodes d’évaluation utilisées par le gestionnaire d’un fonds de couverture ou d’un fonds de capital-investissement sont typiquement décrites dans les documents constitutifs du fonds et dans les notices d’offre ou de placement privé de ces fonds. Toutefois, cela se limite généralement à un aperçu général de la procédure que le gestionnaire entend suivre dans les faits en vue d’évaluer l’actif et le passif du fonds.
Bien que ce niveau de flexibilité soit perçu comme favorable par les gestionnaires puisqu’il évite de devoir fréquemment modifier les documents constitutifs ou documents d’offre (ce qui peut entraîner des coûts importants), il peut donner lieu à des conflits tels celui opposant Investissements PSP à Saba Capital Management, particulièrement lorsque la procédure que suit le gestionnaire diffère au fil du temps à l’égard de certaines catégories d’éléments d’actif.
Se doter d’une politique d’évaluation officielle (distincte des documents constitutifs et des documents d’offre de façon à pouvoir la modifier sans entraîner de coûts importants pour le fonds et les investisseurs), qui fournit une description plus détaillée des procédures d’évaluation que suit le gestionnaire, constitue donc une pratique exemplaire (« best practice ») pour les gestionnaires de fonds de couverture et de fonds de capital-investissement. Cette politique d’évaluation devrait demeurer disponible pour consultation par les investisseurs actuels et potentiels. La divulgation relative à l’évaluation contenue dans les documents d’offre devrait faire mention de la politique dans le but de s’assurer que tous les investisseurs sont au courant de son existence.
Il devrait également être fait mention du fait qu’un exemplaire de celle-ci peut être obtenu sur demande. Le gestionnaire devrait également revoir périodiquement cette politique d’évaluation pour s’assurer qu’elle reflète toujours adéquatement ses procédures courantes en matière d’évaluation.
La politique d’évaluation devrait décrire en détail les méthodes d’évaluation que le gestionnaire utilisera pour chaque type d’instrument ou de titre. Elle devrait en outre énoncer les sources de cotation extérieures que le gestionnaire entend utiliser, le cas échéant, la hiérarchie entre ces sources et, si possible, les niveaux de tolérance acceptés pour toute disparité entre les sources de cotation. La politique devrait aussi préciser comment les exceptions seront gérées, le cas échéant.
De plus, si le gestionnaire a l’intention d’utiliser certains types de pratique d’évaluation moins habituels, ceux-ci devraient être expressément prévus dans les documents constitutifs. Par exemple, pour éviter les poursuites possibles des investisseurs du fonds, si le gestionnaire a l’intention de placer dans un compte séparé (« side-pocket ») certains titres peu liquides ou difficiles à évaluer, il ne devrait lui être permis de le faire que dans la mesure où il est expressément autorisé à poser un tel geste aux termes des documents constitutifs du fonds. Un simple renvoi à une telle procédure contenu dans une politique d’évaluation pourrait ne pas procurer une protection suffisante.
CONCLUSION
Les recommandations qui précèdent ne représentent que quelques-unes des pratiques exemplaires (best practices) qui pourraient être adoptées en ce qui concerne l’évaluation de titres peu liquides et, quoi qu’il en soit, elles ne garantissent pas que les investisseurs ne contesteraient pas, judiciairement si nécessaire, l’évaluation que le gestionnaire fait de ces titres. En effet, dans l’affaire d’Investissements PSP, Saba Capital Management a déposé une requête en irrecevabilité, alléguant que « le processus d’évaluation que l’OIRPSP décrit dans l’exposé de sa demande est parfaitement compatible avec les documents constitutifs – en fait, ceux-ci l’exigeaient dans les circonstances » [Notre traduction]. Étant donné que la Cour suprême de l’État de New York a renvoyé l’affaire en médiation obligatoire au début d’octobre 2015, elle n’a pas encore rendu sa décision sur la requête en irrecevabilité de Saba Capital. Néanmoins, le fait de suivre les recommandations ci-dessus devrait réduire le risque de survenance de litiges liés à l’évaluation d’un certain type de titres et procurer une protection non négligeable dans le cadre d’un tel litige.