Décision de la Cour suprême dans Tsilhqot’in : le titre ancestral et la common law

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Le 26 juin 2014, la Cour suprême du Canada a rendu une décision confirmant le titre ancestral de la Nation Tsilhqot’in sur environ cinq pour cent de son territoire revendiqué en Colombie-Britannique. Cette décision revêt une grande importance, car il s’agit du premier jugement appliquant les critères jurisprudentiels de la reconnaissance d’un titre ancestral sur un territoire déterminé.

LES DROITS ANCESTRAUX
La Loi constitutionnelle de 1982 prévoit que les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. Parmi ces droits, il y a le droit de se livrer à des activités traditionnelles telles la chasse et la pêche, le droit à l’autodétermination, et le titre ancestral. Dans Tsilhqot’in, il est question de l’existence du titre ancestral, de ses attributs et des droits qu’il confère.

RECONNAISSANCE DU TITRE ANCESTRAL
La Cour suprême du Canada confirme que le titre ancestral dont jouit une Première Nation sur un territoire donné en raison de son occupation suffisante, continue et exclusive antérieure à l’affirmation de la souveraineté est préservé et doit être reconnu.

Afin d’établir l’existence d’un titre ancestral, la Première Nation doit démontrer qu’elle jouissait de l’occupation suffisante, continue et exclusive du territoire revendiqué antérieure à l’affirmation de la souveraineté. Comme le rappelle la Cour : « La suffisance, la continuité et l’exclusivité ne sont pas des fins en soi, mais plutôt des façons de savoir si l’existence du titre ancestral est établie. »

SUFFISANCE DE L’OCCUPATION. « L’utilisation régulière des terres pour la chasse, la pêche, la cueillette constitue une occupation « suffisante » pour fonder un titre ancestral dans la mesure où cette utilisation , eu égard aux faits de l’espèce, révèle une intention de la part du groupe autochtone de détenir ou de posséder les terres d’une manière comparable à celle exigée pour établir l’existence d’un titre de common law. ». La Cour suprême du Canada confirme que les groupes nomades ou semi-nomades peuvent établir l’existence d’un titre s’ils établissent une possession physique suffisante d’un territoire, ce qui constitue une question de fait.

CONTINUITÉ DE L’OCCUPATION. La preuve requise pour établir la continuité de l’occupation du territoire revendiqué peut se faire au moyen de la preuve de la continuité entre l’occupation actuelle et l’occupation antérieure à la souveraineté, démontrant que l’occupation actuelle tire son origine de l’époque antérieure à l’affirmation de la souveraineté.

EXCLUSIVITÉ DE L’OCCUPATION. L’occupation exclusive doit s’entendre au sens de l’intention et de la capacité de contrôler le territoire. Il s’agit d’une question de fait qui dépend de plusieurs facteurs tels les caracéristiques du groupe, la nature des autres groupes de la région et les caractéristiques du territoire en question.

Concernant l’interprétation à donner à ces trois critères, la Cour se prononce ainsi :

À mon avis, les concepts de suffisance, de continuité et d’exclusivité offrent un angle intéressant pour apprécier la question du titre ancestral. Cela étant dit, le tribunal doit veiller à ne pas perdre de vue la perspective autochtone, ou à ne pas la dénaturer, en assimilant les pratiques ancestrales aux concepts rigides de la common law, ce qui irait à l’encontre de l’objectif qui consiste à traduire fidèlement les droits que possédaient les Autochtones avant l’affirmation de la souveraineté en droits juridiques contemporains équivalents. La suffisance, la continuité et l’exclusivité ne sont pas des fins en soi, mais plutôt des façons de savoir si l’existence du titre ancestral est établie.

ATTRIBUTS DU TITRE ANCESTRAL
Le titre ancestral confère le droit de jouissance et d’utilisation des terres, le droit d’utiliser et de contrôler le territoire et de tirer les avantages qui en découlent. Il s’agit d’un titre collectif qui ne peut être cédé qu’à la Couronne. Par ailleurs, les terres ne peuvent être utilisées à des fins qui priveraient les générations futures de leur utilisation.

Rappelons cependant que dans le dossier Delgamuukw, la Cour affirmait : « Si les Autochtones désirent utiliser leurs terres d’une manière que ne permet pas le titre aborigène, ils doivent alors les céder et les convertir en terres non visées par un titre aborigène. »

EFFET DU TITRE ANCESTRAL
La Cour suprême du Canada confirme que sous réserve de ce qui suit, les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux terres détenues en vertu d’un titre ancestral.

L’effet du titre ancestral diffère selon qu’il s’agit d’un titre revendiqué ou d’un droit reconnu. Dans le cas d’un droit revendiqué, la règle de l’arrêtNation haïda continue de s’appliquer : lorsqu’une Première Nation revendique un titre ancestral sur un territoire donné, avant d’autoriser une activité ou un projet sur ce territoire, la Couronne (gouvernement fédéral ou provincial, selon le cas) doit consulter la Première Nation et, au besoin, l’accommoder. L’intensité de l’obligation de consultation et d’accommodement varie en fonction de deux critères, soit l’importance de l’apparence de droit, d’une part, et, d’autre part, l’incidence qu’aura l’activité proposée sur le droit réclamé.

Si la Première Nation a un titre ancestral reconnu sur un territoire – comme c’est maintenant le cas pour la Nation Tsilhqot’in – il faut alors obtenir le consentement de la Première Nation avant d’entamer des activités sur ce territoire. Il y a exception à cette règle lorsque l’atteinte est justifiée par un objectif public réel et impérieux, mais l’atteinte doit tout de même être compatible avec l’obligation fiduciaire de la Couronne envers le groupe autochtone. Cette exception s’apparente au droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, avec la différence qu’ici, l’intérêt public doit être mis en balance avec l’intérêt de la Première Nation.

Dans l’arrêt Delgamuukw, la Cour suprême s’était prononcée sur ce qui pouvait constituer un objectif public réel et sérieux :

À mon avis, l’extension de l’agriculture, de la foresterie, de l’exploitation minière et de l’énergie hydroélectrique, le développement économique général de l’intérieur de la Colombie-Britannique, la protection de l’environnement et des espèces menacées d’extinction, ainsi que la construction des infrastructures et l’implantation des populations requises par ces fins, sont des types d’objectifs compatibles avec cet objet et qui, en principe, peuvent justifier une atteinte à un titre aborigène. Toutefois, la question de savoir si une mesure ou un acte donné du gouvernement peut être expliqué par référence à l’un de ces objectifs est, en dernière analyse, une question de fait qui devra être examinée au cas par cas.

La Cour reproduit cet énoncé dans Tsilhqot’in sans le commenter. Puis elle déclare :

Si le gouvernement démontre qu’il poursuit un objectif impérieux et réel, il doit ensuite prouver que l’atteinte proposée au droit ancestral est compatible avec l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les peuples autochtones. […] L’intérêt bénéficiaire sur les terres que détient le groupe autochtone est dévolu à l’ensemble des membres du groupe titulaire du titre. Les atteintes au titre ancestral ne peuvent donc pas être justifiées si elles priveront de façon substantielle les générations futures des avantages que procurent les terres.

En l’espèce, la province avait autorisé un tiers à récolter du bois sur des terres revendiquées par la Première Nation Tsilhqot’in sans consulter cette dernière, donc en violation des règles qui s’appliquent lorsqu’un territoire est revendiqué. Or, le titre étant maintenant reconnu, la Cour suprême du Canada étudie les arguments mis de l’avant par la province en vue de justifier le fait d’avoir porté atteinte à un titre ancestral sans le consentement de la Première Nation. Elle confirme les conclusions des tribunaux inférieurs voulant que les motifs invoqués par la province pour autoriser la coupe (avantages économiques de la récolte et mesures nécessaires pour empêcher la propagation d’une infestation du dendroctone du pin ponderosa) n’étaient pas étayés par la preuve.

COMPENSATION POUR ATTEINTE AU TITRE ANCESTRAL
La question du montant de la compensation, laissée de côté dans la décisionDelgamuukw, est abordée ainsi dans Tsilhqot’in : « Les mesures de réparation habituelles en cas d’atteinte à des intérêts sur des terres sont disponibles, en les adaptant au besoin en fonction de la nature particulière du titre ancestral et de l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les titulaires du titre ancestral. »

CONCLUSION
La décision Tsilhqot’in de la Cour suprême du Canada confirme que le titre ancestral reconnu par la common law existe bel et bien au Canada et elle délimite une région spécifique en Colombie-Britannique où c’est le cas. Le titre donne à la Première Nation le droit de décider comment le territoire sera utilisé, à moins qu’un objectif public réel et impérieux, compatible avec l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les Premières Nations, ne justifie d’autoriser une atteinte au titre sans le consentement de son porteur. Dans ces cas, les mesures de réparation habituelles seront disponibles et adaptées selon les circonstances. Cette décision se situe dans le courant suivi par la Cour suprême à l’égard du processus de réconciliation entre les peuples autochtones et la société canadienne. Ce processus doit en être un de négociation de bonne foi de part et d’autre.

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