Les faits et l’historique judiciaire
La Cour suprême du Canada a rendu un arrêt qui risque de faire couler beaucoup d’encre sur la scène canadienne des recours collectifs. La Cour s’est en effet prononcée le 12 décembre 2013 dans l’affaire AIC Limitée c. Fischer1 dans ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « l’affaire du market timing2 ». Bien que ce problème ait donné lieu à des recours collectifs dans plusieurs provinces canadiennes, le dossier sous étude émane de l’Ontario et c’est en vertu des règles de cette province applicables en matière de recours collectifs3 que la Cour a rendu une décision unanime4.
Dans cet arrêt, la Cour donne finalement le feu vert à la certification d’un recours collectif entrepris par des investisseurs, dont M. Fischer, à l’encontre de gestionnaires de fonds d’investissement (AIC Limitée et CI Mutual Funds) qui se sont livrés à du market timing. Cette opération consiste à tenter de prédire la direction du marché à partir d’indicateurs économiques conjoncturels et à effectuer des décisions d’achat ou de vente de titres sur la base de ces prédictions. Le market timing est une pratique risquée, qui peut être préjudiciable à la valeur des placements à long terme.
L’intérêt principal de cette décision découle du fait que la Cour se prononce sur le critère dit de la « preferable procedure ». Selon ce critère, le tribunal doit évaluer si, dans les circonstances de l’espèce, la certification d’un recours collectif est « préférable » à d’autres moyens pour les membres du groupe proposé d’obtenir réparation; autrement dit, la Cour doit déterminer si le recours collectif est le meilleur moyen de régler les questions communes.
Dans Fischer, la Cour décide qu’un recours collectif peut aller de l’avant malgré que les gestionnaires de fonds d’investissement visés par celui-ci aient déjà conclu une entente avec la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario afin de rembourser les épargnants d’un certain pourcentage des pertes subies découlant desdites activités de market timing. Cette entente de remboursement a été conclue dans le contexte d’une procédure réglementaire parallèle dans le cadre de laquelle les épargnants, membres du groupe dans les recours collectifs proposés, n’étaient pas parties.
La Cour tranche donc que cette procédure réglementaire parallèle ne constitue pas une procédure « préférable » susceptible de faire échec à la certification du recours collectif qui demeure, lui, le meilleur moyen de régler les questions communes.
Le juge de première instance5 refuse la certification du recours collectif puisque, constatant que les membres du groupe proposé avaient déjà reçu une compensation monétaire, le recours collectif ne constituait pas, dans les circonstances, la procédure « préférable » au sens de l’article 5 (1) d) de la L.R.C.
Les tribunaux d’appel subséquents6 ont tous les deux renversé la décision du premier juge; ils ont donc certifié le recours collectif, mais pour des motifs différents.
Pour sa part, la Cour divisionnaire a accueilli l’appel et certifié le recours collectif. Elle a comparé le montant de l’indemnité versée à l’issue de la procédure réglementaire à celui des dommages-intérêts réclamés dans le cadre du recours collectif projeté. Cette comparaison l’a amenée à conclure que le recours collectif pouvait encore permettre le recouvrement d’une somme substantielle [pour les membres du groupe] et que, par conséquent, l’instance devant la CVMO ne pouvait se révéler préférable au recours collectif projeté.
Quant à la Cour d’appel de l’Ontario, elle a confirmé cette conclusion de la Cour divisionnaire. Cependant, elle a fondé sa décision sur une comparaison des droits procéduraux offerts aux membres du groupe projeté dans le cadre d’un recours collectif et le fait que ces derniers ne peuvent participer que de façon limitée au processus réglementaire. Elle a donc décidé que l’analyse que doit faire le tribunal pour déterminer si, dans un cas donné, le recours collectif constitue la procédure « préférable », doit comprendre une composante liée aux droits procéduraux offerts aux membres du groupe proposé.
L’arrêt de la Cour suprême du Canada et l’importance du critère de l’accès à la justice
Il faut retenir que la Cour suprême, dont les motifs ont été rédigés par le juge Cromwell, fait siens les motifs des tribunaux d’appel inférieurs, mais elle propose une méthode d’analyse nouvelle pour décider du critère de la procédure « préférable ». Précisant que l’article 5(1) d) de la L.R.C. impose au tribunal une analyse comparative entre deux ou plusieurs recours possibles, la Cour suprême établit un test en cinq étapes pour y parvenir,
à savoir :
1) Quels sont les obstacles à l’accès à la justice?
2) Dans quelle mesure le recours collectif permet-il d’éliminer ces obstacles?
3) Quels autres moyens y a-t-il?
4) Dans quelle mesure les autres moyens permettent-ils d’aplanir les obstacles à l’accès à la justice?
5) Quel est le résultat de la comparaison des deux instances?
La Cour ajoute que le concept central de cette analyse est celui de l’accès à la justice et que cet aspect concerne deux composantes fondamentales de la justice, à savoir l’aspect substantif et l’aspect procédural :
« [24] L’accès à la justice est assurément un objectif important du recours collectif. Mais en quoi consiste-t-il dans le contexte qui nous occupe? Il comporte deux dimensions interreliées. L’une intéresse la procédure et la question de savoir si les demandeurs disposent d’une voie équitable de règlement de leurs réclamations. L’autre intéresse le droit substantiel — l’issue recherchée — et la question de savoir s’ils obtiendront une réparation juste et adéquate si le bien-fondé des réclamations est établi. Ces deux dimensions sont interreliées, car, dans bien des cas, des vices de forme soulèvent des doutes sur l’issue quant au fond et des vices de fond peuvent susciter des questions à propos de la procédure. Comme l’explique l’honorable Frank Lacobucci : [TRADUCTION] « l’accès à la justice doit comporter un aspect procédural et un aspect substantiel. Je conçois mal qu’on puisse mettre à la disposition de parties lésées une procédure leur permettant de faire valoir leurs prétentions sans veiller à ce qu’elle débouche sur une juste réparation au fond si celle-ci est justifiée » (« What Is Access to Justice in the Context of Class Actions? », dans J. Kalajdzic, dir., Accessing Justice: Appraising Class Actions Ten Years After Dutton, Hollick & Rumley (2011), 17, p. 20). Bien qu’il soit peut-être commode sur le plan analytique d’étudier séparément la procédure et le fond, on ne doit pas le faire au détriment d’une évaluation globale des répercussions du recours collectif projeté sur le plan de l’accès à la justice. »
Tel que mentionné plus tôt et après s’être livrée à l’analyse en cinq temps qu’elle propose, la Cour conclut que la procédure devant la CVMO n'était pas préférable et confirme les décisions des cours d’appel inférieures : le recours collectif proposé par les investisseurs est donc « certifié ».
Conclusion et impact sur le recours collectif au Québec et au Canada
Nous sommes d’avis que cette décision aura un impact significatif sur les litiges en matière de recours collectifs au Canada. Jusqu’à présent, les avocats de la défense plaidaient, parfois avec succès, que la possibilité que les membres puissent obtenir réparation par le truchement d’un autre moyen que le recours collectif devait faire échec à la certification de celui-ci. L’argument selon lequel les objectifs du recours collectif – l’accès à la justice, l’économie des ressources judiciaires et la modification des comportements – puissent être atteints autrement qu’en sollicitant les tribunaux de droit commun était séduisant et un nombre important de recours collectifs ont déjà été rejetés sur cette base à l’étape de la certification.
Il y a fort à parier cependant que cet arrêt de la Cour suprême aura pour effet de faciliter la certification des recours collectifs même lorsque des processus réglementaires sont possibles ou encore lorsque les intimées auront prévu un processus de règlement volontaire pour répondre à une problématique particulière auprès de leur clientèle si le représentant démontre que ces autres procédures n'ont pas permis de vider complètement le débat.
Il est important de souligner que le critère de la « procédure préférable » n’existe pas dans la législation québécoise. Il sera intéressant de voir si l’affaire Fischer aura un impact restreint ou plus marqué sur le droit du recours collectif québécois. Il est possible que les tribunaux québécois choisissent de se baser sur cet arrêt dans leur évaluation des critères d’autorisation des recours collectifs, mais ce sera, selon nous, pour rappeler l’importance de la notion d’accès à la justice et le fait qu’elle constitue sans contredit un des piliers qui a justifié la création de la procédure de recours collectif en 1978.
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1 2013 CSC 69.
2 La traduction française officielle de l’arrêt de la Cour suprême fait référence à la notion d’ « arbitrage sur la valeur liquidative ».
2 Plus précisément en vertu de l’article 5 (1) d) de la Loi de 1992 sur les recours collectifs, L.O. 1992, ch. 6.
(ci-après la « L.R.C. »).
4 L’arrêt de la Cour a été rédigé par le juge Cromwell (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges LeBel, Rothstein, Moldaver, Karakatsanis et Wagner).
5 Juge Perell, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario.
6 La Cour supérieure de justice de l’Ontario, Cour divisionnaire, 2011 ONSC 292 (la juge Molloy, avec l’accord des juges Swinton et Herman) et la Cour d’appel de l’Ontario, 2012 ONCA 47 (le juge en chef Winkler, avec l’accord des juges Epstein et Pardu (ad hoc)).