Le 12 juin 2013, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision1 confirmant que les tribunaux peuvent prononcer des ordonnances de type Norwich au Québec. Cette décision est conséquente avec la décision rendue par la Cour d’appel du Québec en 2002 dans Raymond Chabot SST inc. c. Groupe AST (1993) inc.2 qui a reconnu que des ordonnances de type Anton Piller pouvaient validement être prononcées au Québec.
L’ordonnance de type Norwich émise par la Cour d’appel autorise plusieurs institutions financières à communiquer des informations bancaires confidentielles, à l’insu des clients concernés, afin de permettre à la partie requérante de retracer et de suivre des fonds qui auraient été détournés frauduleusement. L’ordonnance, de même que le dossier de la Cour dans son ensemble, sont demeurés sous scellé jusqu’au 6 décembre 2013 afin d’assurer la confidentialité de l’exécution de l’ordonnance prononcée.
La Cour d’appel du Québec fait sien les critères d’émission d’une telle ordonnance élaborés en 2000 par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta3, lesquels ont été confirmés par la Cour d’appel de l’Alberta4 et cités avec approbation par la Cour d’appel de l’Ontario5.
TROIS ÉLÉMENTS SONT À RETENIR :
- Les critères élaborés dans les juridictions de common law pour justifier l’émission d’une ordonnance de type Norwich sont applicables au Québec.
- Les conclusions d’une demande d’ordonnance de type Norwich doivent être soigneusement rédigées et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour permettre l’atteinte de l’objectif légitime visé par la demande d’ordonnance.
- Lorsque la demande d’ordonnance de type Norwich vise l’obtention d’informations et de documents auprès d’une tierce partie, les conclusions devraient requérir la nomination d’une firme d’experts externe aux fins de recevoir et d’analyser les informations et les documents obtenus en exécution de l’ordonnance et prévoir l’obligation de cette firme externe de préparer et de remettre à la Cour un rapport à l’intérieur d’un délai prescrit.
BREF RAPPEL SUR LES ORIGINES DE L’ORDONNANCE DE TYPE NORWICH
L’ordonnance de type Norwich est une ordonnance émise par un tribunal qui autorise une partie étrangère à un litige existant ou éventuel, à divulguer l’identité de l’auteur inconnu d’un préjudice ou à communiquer des informations ou des documents afin de permettre à la partie requérante de vérifier l’existence d’une cause d’action ou de retracer et de préserver des éléments de preuve ou des actifs.
Tout comme pour l’ordonnance de type Anton Piller (ordonnance de se laisser saisir et de conserver des éléments de preuve dans un litige privé) et l’ordonnance de type Mareva (ordonnance interdisant la disposition d’actifs durant les procédures judiciaires), l’ordonnance de type Norwich tire son origine du droit anglais et vise à favoriser l’efficacité d’un recours déjà intenté ou envisagé.
Son nom provient de la décision rendue par la Chambre des Lords en 1974 dans Norwich Pharmacal Co. v. Commissioners of Customs and Excise6. Dans cette décision, on a reconnu le droit de la société Norwich d’obtenir, auprès d’une tierce partie, soit l’agence des taxes et des douanes, l’identité d’une personne qui avait importé un composé chimique sur lequel Norwich détenait un brevet, et ce, à l’insu de cette dernière. Le dévoilement de l’identité de l’importateur par l’agence des taxes et des douanes visait à permettre d’intenter des procédures judicaires contre l’importateur fautif.
La première ordonnance de type Norwich fut rendue au Canada en 1998 dans la décision de la Cour d’appel fédérale Glaxo Wellcome PLC v. M.N.R.7 où les faits en litige étaient similaires à ceux de l’affaire Norwich. La Cour d’appel fédérale ordonna la divulgation, par le ministre du Revenu national, de l’identité des importateurs qui auraient enfreint les brevets de Glaxo.
En 2000, dans la décision Alberta (Treasury Branches) v. Leahy8, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, après avoir effectué une revue étoffée des décisions anglaises et canadiennes rendues en matière d’ordonnances de type Norwich, résuma ainsi les situations pouvant justifier l’émission d’une telle ordonnance et les cinq critères qui doivent être considérés par le tribunal (ci-après le « test Norwich ») (traduction) :
«[106] L’analyse précédente montre que :
a. Une ordonnance de type Norwich a été émise dans différentes situations :
(i) Lorsque les informations recherchées étaient nécessaires pour identifier les auteurs d’un préjudice;
(ii) Pour recueillir et préserver des éléments de preuve susceptibles de justifier ou de soutenir une cause d’action à l’encontre des auteurs connus ou inconnus d’un préjudice, ou même pour vérifier l’existence d’une cause d’action;
(iii) Pour retracer et préserver des actifs.
b. La cour considérera les critères suivants avant d’émettre une ordonnance de type Norwich :
(i) Si le demandeur a fourni des éléments de preuve suffisants qui attestent que la demande est valide, admissible (bona fide) ou raisonnable;
(ii) Si le demandeur a établi une relation avec la tierce partie pour laquelle des informations sont recherchées et qui démontrent que cette tierce partie est d’une certaine manière impliquée à l’égard des gestes reprochés qui font l’objet du litige;
(iii) Si la tierce partie représente la seule source possible d’information;
(iv) Si la tierce partie peut être dédommagée pour les frais encourus à rechercher les informations qu’elle est tenue de divulguer. Il peut s’agir d’une situation qualifiée par certains de dépenses associées au fait de se conformer aux ordonnances de la cour ou qualifiée par d’autres de dommages-intérêts;
(v) Si l’intérêt de la justice favorise la divulgation d’informations. »
Ce sont ces mêmes critères qui ont été examinés en 2009 par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire GEA Group AG. v. Flex-N-Gate Corporation9 et qui sont maintenant aussi retenus par la Cour d’appel du Québec10.
LES ORDONNANCES DE TYPE NORWICH AU QUÉBEC
Le Code civil du Québec ne contient aucune disposition concernant les ordonnances de type Norwich non plus que pour les demandes d’ordonnances de type Anton Piller ou de type Mareva. C’est plutôt en vertu des dispositions du Code de procédure civile (notamment les articles 20 et 46 du Code de procédure civile) accordant des pouvoirs généraux à la Cour qu’il faut se tourner pour en justifier l’intégration dans notre droit substantif11. Il s’agit d’un recours extraordinaire entendu ex parte (sans préavis), ses conditions d’émission sont strictes12 et il ne doit pas servir à contourner les règles de procédure déjà prévues au Code de procédure civile13.
Les ordonnances de type Norwich prévoient usuellement des conclusions ordonnant la mise sous scellé du dossier de la Cour et protégeant la confidentialité des ordonnances pendant une durée déterminée. En raison de la confidentialité entourant ce type de recours, il est difficile de faire une revue exhaustive des ordonnances émises par la Cour supérieure du Québec en cette matière au cours des dernières années14.
Comme les critères d’émission d’une ordonnance de type Norwich retenus par la Cour d’appel du Québec dans Fers et Métaux Américains S.E.C15 sont les mêmes que ceux retenus par les provinces de common law, les décisions rendues dans ces juridictions restent pertinentes et intéressantes pour nous permettre d’encadrer et de définir la portée des ordonnances qui peuvent être prononcées au Québec.
À titre d’exemple, la Cour d’appel de l’Ontario a récemment été saisie d’un dossier concernant une demande d’ordonnance Norwich visant à obtenir la divulgation de l’identité des sources d’un journaliste du Globe and Mail16. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario devait analyser les critères d’émission de l’ordonnance de type Norwich dans le contexte du privilège relatif aux sources journalistiques invoqué par le journaliste intimé17.
Dans un premier temps, la Cour décide qu’aux fins d’appliquer le premier critère du test Norwich, soit l’existence d’une réclamation raisonnable, il n’y a pas lieu d’exiger l’existence d’une apparence de droit (« a prima facie case ») dans les situations où le privilège relatif aux sources journalistiques est invoqué18.
Dans un second temps, la Cour décide que c’est véritablement lors de l’analyse du cinquième critère du test Norwich, soit l’intérêt de la justice à favoriser la divulgation de l’information, qu’il faut évaluer le privilège relatif aux sources journalistiques. L’analyse de ce privilège doit se faire selon le cadre d’analyse du test Wigmore, qui croise alors le test Norwich. La Cour déclare que le journaliste intimé a le fardeau de démontrer que le test Wigmore est respecté alors qu’il revient à la partie appelante de démontrer que l’intérêt de la justice favorise la divulgation de l’information, selon le cinquième critère du test Norwich. La Cour précise que lorsqu’il est démontré que le test Wigmore est respecté, il ne serait probablement pas dans l’intérêt de la justice de divulguer les sources journalistiques. À l’inverse, si le test Wigmore n’est pas respecté, il serait probablement dans l’intérêt de la justice d’ordonner la divulgation19.
Dans l’éventualité où un tribunal du Québec était saisi d’une demande d’ordonnance Norwich visant la divulgation des sources journalistiques, il serait pertinent de considérer la décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans 1654776 Ontario Limited aux fins de décider si une ordonnance de type Norwich peut être émise au Québec dans un contexte semblable.
Au surplus, comme les ordonnances de type Norwich sont de même nature que les ordonnances de type Anton Piller, il serait avisé de se conformer aux lignes directrices émises par la Cour suprême du Canada dans Celanese20 en matière d’ordonnances Anton Piller, en faisant les adaptations nécessaires, particulièrement lorsque l’ordonnance Norwich est requise pour obtenir la communication d’informations ou de documents visant à permettre à la partie requérante de vérifier l’existence d’une cause d’action ou de retracer et de préserver des éléments de preuve ou des actifs.
De fait, dans Fers et Métaux Américains S.E.C. et al. c. Picard et al.21, la Cour d’appel du Québec s’est inspirée des lignes directrices émises par la Cour suprême du Canada dans Celanese22 pour ordonner aux appelants de faire rapport au dossier de la Cour supérieure des informations obtenues auprès des institutions financières, soit personnellement ou par l’entremise d’un rapport préparé par une firme de juricomptables, dans un délai prescrit.
Finalement, en matière d’ordonnances de type Anton Piller, la Cour d’appel du Québec23 a récemment insisté de nouveau sur le fait qu’au stade du prononcé de l’ordonnance, le juge ne peut s’appuyer que sur les allégations et les pièces déposées au soutien de la demande; le juge des requêtes compte nécessairement sur une divulgation fidèle et complète de la part des déposants, de même que sur le professionnalisme des avocats qui participent à l’ordonnance24. Il serait aussi avisé de suivre ces enseignements en matière d’ordonnances de type Norwich.
CONCLUSION
L’ordonnance de type Norwich est un recours qui peut s’avérer d’une grande efficacité, notamment dans les dossiers de fraude et de détournement de fonds ou encore lorsqu’il s’agit d’identifier une partie fautive inconnue.
La Cour d’appel du Québec a reconnu en 2002 l’application des principes de l’ordonnance de type Anton Piller en droit québécois25. Au cours des dix dernières années, la jurisprudence a beaucoup évolué à l’égard de ce type d’ordonnances qui font l’objet d’un encadrement strict depuis la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Celanese26. Un tel encadrement a inspiré les critères applicables aux ordonnances de type Norwich.
Puisqu’il s’agit d’un recours extraordinaire demandé ex parte qui, de surcroit, recherche l’émission d’une ordonnance à l’encontre de parties qui sont étrangères au litige, la partie requérante doit faire preuve de candeur dans la rédaction des allégations au soutien de sa demande. L’ordonnance requise devrait :
- Être soigneusement rédigée en décrivant de manière ciblée les informations et les documents à communiquer, de même que la période de temps visée et prévoir, lorsque cela est nécessaire, les garanties applicables, notamment à l’égard du traitement de documents ou informations privilégiés ou confidentiels.
- Être bien définie dans le temps et, lorsque cela est pertinent, ordonner la mise sous scellé du dossier de la Cour ainsi que les mesures à la protection de la confidentialité nécessaires pour une période de temps déterminée et suffisante pour assurer l’efficacité de l’exécution de l’ordonnance prononcée.
- Prévoir, lorsque cela est pertinent, la nomination d’une firme d’experts externe pour recueillir les documents et informations reçus et la préparation d’un rapport à l’attention du tribunal.
- Prévoir que l’utilisation des informations et documents communiqués est limitée à l’objectif légitime de la demande (comme par exemple retracer et suivre le mouvement des fonds) et qu’ils ne peuvent être utilisés que dans des procédures judiciaires intentées pour atteindre cet objectif.
- Prévoir un dédommagement adéquat pour les frais encourus par les tierces parties pour colliger et communiquer les informations et documents en exécution de l’ordonnance.
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1 Fers et Métaux Américains S.E.C. et al. c. Picard et al., C.A.Q. 200-09-007991-133, 12 juin 2013.
2 Raymond Chabot SST inc. c. Groupe AST (1993) inc., [2002] R.J.Q. 2715 (C.A.).
3 Alberta (Treasury Branches) v. Leahy, 2000 ABQB 575 (Can LII).
4 Alberta (Treasury Branches) v. Leahy, 2002 ABCA 101 (Can LII). La demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada a été refusée.
5 GEA Group AG. v. Flex-N-Gate Corporation, 2009 ONCA 619 (Can LII).
6 Norwich Pharmacal Co. v. Commissioners of Customs and Excise [1974] A.C. 133.
7 Glaxo Wellcome PLC v. M.N.R. [1998] 4 C.F. 439. La demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada a été refusée.
8 Alberta (Treasury Branches) v. Leahy, cité note 3, paragraphe [106].
9 GEA Group AG. v. Flex-N-Gate Corporation, cité note 5.
10 Fers et Métaux Américains S.E.C. et al. c. Picard et al., cité note 1.
11 Daniel Jutras, « Culture et droit processuel : le cas du Québec », dans McGill Law Journal/Revue de droit de McGill, 2009, Vol. 54, 2009, page 273, pages 288 à 292; voir aussi Lac d’amiante du Québec ltée c. 2858-0702 Québec inc. [2001] 2 R.C.S. 743, para. 35, 37 et 39; Raymond Chabot SST inc. c. Groupe AST (1993) inc., cité note 2; articles 20 et 46 du Code de procédure civile.
12 Alberta (Treasury Branches) v. Leahy, cité note 3, paragraphe [106].
13 Lac d’amiante du Québec ltée c. 2858-0702 Québec inc., cité note 11.
14 Voir notamment Gestion d’hôtel Sherbrooke ltée (Proposition de) 2011 QCCS 7232 (Can LII), Corbeil c. Caisse Desjardins De Lorimier, 2011 QCCS 6867 (Can LII), GE Canada Equipment Financing G.P. c. T.D. Canada Trust, 2010 QCCS 7128 (Can LII), PricewaterhouseCoopers Inc. v. Bank of Montreal, C.S.. Montréal, no 500-17-063626-116, Empire, compagnie d’assurance-vie c. Thibault, C.S. Montréal, nos 500-17-029064-063, 500-17-030305-067 et 500-17-029680- 066.
15 Fers et Métaux Américains S.E.C. et al. c. Picard et al., cité note 1.
16 1654776 Ontario Limited v. Stewart, 2013 ONCA 184 (Can LII). La demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada a été rejetée le 19 septembre 2013.
17 À l’égard du privilège relatif aux sources journalistiques et du test Wigmore, voir R. v. National Post, [2010] 1 R.C.S. 477 et Globe and Mail c. Canada (P.G.), [2010] 2 R.C.S. 593.
18 1654776 Ontario Limited v. Stewart, cité note 16, voir notamment les paragraphes [49] et [75].
19 1654776 Ontario Limited v. Stewart, cité note 16, paragraphe [78].
20 Celanese Canada c. Murray Demolition, [2006] 2 R.C.S 189.
21 Fers et Métaux Américains S.E.C. et al. c. Picard et al., cité note 1.
22 Celanese Canada c. Murray Demolition, cité note 20.
23 IMS Health Canada Inc. c. Think Business Insights Ltd. et als, 2013 QCCA 1303 (Can LII). Une demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada est présentement pendante.
24 Celanese Canada c. Murray Demolition, cité note 20, paragraphe [36].
25 Raymond Chabot SST inc. c. Groupe AST (1993) inc., cité note 2.
26 Celanese Canada c. Murray Demolition, cité note 20.