Prenons pour hypothèse que votre meilleur employé, l’étoile montante que vous avez formée depuis plusieurs années, démissionne. C’est une fort mauvaise nouvelle surtout dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Et pour couronner le tout, son nouvel employeur est votre principal concurrent.
Depuis combien de temps l’employé concocte-t-il son départ? L’a-t-il fait pendant ses heures de travail? Avec le matériel de votre entreprise? Qu’en est-il des connaissances et des contacts acquis au cours des dernières années : en fera-t-il bénéficier le concurrent? Dans l’affirmative, serait-ce pour lui illégal de le faire?
À ce stade-ci, l’une des principales questions est celle de savoir si le contrat d’emploi de l’employé démissionnaire contient des clauses restrictives : par exemple, des clauses de non-concurrence, de non-sollicitation ou de confidentialité. Si tel est le cas, cela augure bien mais encore faut-il que ces clauses soient valides et exécutoires.
En l’absence de telles clauses, l’employeur devra se rabattre sur l’obligation générale de loyauté prévue à l’article 2088 du Code civil du Québec, un filet de sécurité sur lequel les employeurs se fiaient jusqu’à ce qu’un récent jugement de la Cour d’appel du Québec en limite la portée.
L’affaire Sahlaoui c. Médicus1
Un orthésiste-prothésiste, M. Sahlaoui, était au service de la société Médicus depuis une dizaine d’années au cours desquelles il avait établi une relation de confiance avec la clientèle grâce à la qualité de ses services. Il annonce à Médicus qu’il démissionne pour démarrer une entreprise concurrente, Evo.
Reprochant à M. Sahlaoui d’avoir violé son obligation de loyauté, Médicus le poursuit, ainsi que sa nouvelle entreprise, réclamant des dommages-intérêts correspondant à un an de perte de profits ainsi que pour troubles et inconvénients.
La Cour supérieure accorde effectivement à Médicus des dommages au montant de 135 238$ et des intérêts.
La Cour d’appel rejette toutefois le recours de Médicus dans son intégralité et réaffirme le droit à la liberté de travailler, concluant que l’ex-employé, tant avant qu’après sa démission, n’avait pas manqué à son devoir de loyauté.
La Cour considère ainsi que l’obligation de loyauté stipulée au Code civil du Québec doit être appréciée en deux étapes, soit en cours d’emploi et après la cessation de celui-ci.
L’obligation en cours d’emploi
En cours d’emploi, l’obligation de loyauté de l’employé est assez lourde, surtout pour les employés clés ou ceux qui jouissent d’une grande latitude professionnelle. Il est à noter que les liens étroits que M. Sahlaoui a tissés avec la clientèle en cours d’emploi n’ont pas suffi pour convaincre la Cour qu’il occupait un poste clé au sein de l’entreprise de son employeur qui, faut-il le rappeler, comptait environ 350 employés dans 15 succursales.
La Cour estime que le fait de chercher un nouveau travail ne constitue pas en soi une violation de l’obligation de loyauté puisqu’il s’agit là d’un corollaire de la liberté de travailler. Il existe par conséquent des limites légitimes à la franchise et à la transparence requises aux termes du contrat de travail, de telle sorte qu’un employé peut garder secrètes tant son intention de changer d’emploi que les démarches qu’il entreprend à cette fin2.
En revanche, les préparatifs de départ de l’employé en cours d’emploi ne doivent pas être effectués durant les heures de travail, avec les outils que l’employeur a mis à sa disposition. Piller ou pirater de l’information confidentielle, cacher ou détourner des occasions d’affaires de l’employeur, s’approprier la liste de clients ou recruter des clients à son bénéfice sont des exemples d’actes déloyaux énumérés par la Cour. Les juges citent avec approbation une décision rendue par leur cour en 2007, suivant laquelle conserver ou refuser de remettre les biens de l’ex-employeur constitue dans certains cas un vol pur et simple, sans égard à la notion de loyauté3.
L’obligation après la cessation de l’emploi
Après le départ de l’employé, la Cour d’appel est d’avis que l’obligation de loyauté est considérablement atténuée.
L’obligation de loyauté énoncée par le Code civil du Québec ne saurait imposer à l’employé des restrictions équivalentes à celles résultant d’une clause de non-concurrence4 bien rédigée, notamment en termes de durée puisque l’obligation de loyauté générale n’a d’effet que durant un délai raisonnable qui ne dépasse que rarement quelques mois (3 à 4 mois)5.
En l’espèce, bien que M. Sahlaoui eût signé un « engagement de loyauté, de confidentialité et de non-concurrence » visant à régir sa conduite après la cessation de son emploi, la Cour n’en a pas tenu compte puisque cet engagement ne respectait pas les exigences établies par les tribunaux en matière de clauses restrictives. Les gestes de M. Sahlaoui ont donc été analysés en fonction de l’obligation générale de loyauté prévue par l’article 2088 du Code civil du Québec.
Comme le souligne la Cour d’appel, l’employé qui n’est pas assujetti à une clause de non-concurrence (ou même de non-sollicitation ou de confidentialité pour une durée prolongée à la suite de la cessation de son emploi) peut disposer à sa guise de son « patrimoine professionnel personnel », c’est-à-dire de l’expertise, des connaissances, du réseau et des qualités qu’il a acquis ou développés chez son ancien employeur. Il peut faire concurrence à ce dernier, notamment, en cherchant à s’en approprier la clientèle sans pour autant commettre une faute 6.
En bref, l’obligation de loyauté en vertu du Code civil du Québec, n’interdit pas la concurrence, mais requiert qu’elle soit exercée «avec modération» et pour une courte période suivant la fin d’emploi.
À retenir
L’obligation générale de loyauté étant « plutôt minimaliste » pour reprendre les propos de la Cour d’appel, toute organisation aurait intérêt à se protéger par l’utilisation de clauses restrictives et avoir un plan d’action clair lorsqu’un employé quitte pour joindre la concurrence.
Pour être exécutoires, les clauses restrictives doivent être précises et adaptées à leur contexte. Elles ne doivent pas dépasser ce qui est raisonnable pour protéger les intérêts légitimes de l’employeur.
Les questions suivantes méritent d’être considérées :
Au moment de la préparation du contrat d’embauche, peut-on prévoir si l’employé aura des relations directes avec la clientèle ou les fournisseurs?
Connaîtra-il, à titre d’exemple, les procédés de fabrication ou les techniques que l’organisation s’efforce de préserver?
Dans l’affirmative, quelles clauses restrictives le contrat d’emploi devrait-il contenir, notamment compte tenu de la nature des tâches, du niveau hiérarchique et de l’expertise unique de l’employé?
Que cherche-t-on à protéger? On peut notamment penser à la confidentialité de l’information ou à la réputation de l’entreprise et de ses services. L’entreprise voudra également se prémunir contre la concurrence, la sollicitation de sa clientèle, de ses fournisseurs et de ses employés. Il importe de bien saisir la finalité de chaque clause restrictive, de ne pas confondre l’une avec l’autre ou croire que l’une comprend l’autre afin d’éviter les mauvaises surprises.
Les clauses restrictives se conforment-elles aux critères de raisonnabilité essentiels pour être jugées exécutoires et résister dans la mesure du possible à toute contestation?
Dès l’annonce du départ de l’employé, qui sera chargé de prendre le relais auprès de la clientèle ou des fournisseurs pour maintenir un lien de confiance?
Quels paramètres de sécurité seront instaurés dès l’annonce du départ pour assurer et préserver la confidentialité de certains renseignements?
Nous convenons que l’absence de clauses restrictives lors de l’embauche n’est pas fatale. Les parties peuvent négocier de telles clauses en cours d’emploi. Bien que l’employé ne puisse être contraint de les accepter, il est plus facile d’en venir à une entente à l’occasion d’une augmentation de salaire, d’une promotion ou d’une autre contrepartie, en s’assurant alors encore une fois que ces clauses restrictives soient raisonnables eu égard aux circonstances propres à la prestation de travail de l’employé et aux besoins et droits légitimes de l’employeur. Il est également loisible aux parties de convenir de certaines restrictions dans le cadre d’une entente de départ.
La décision Médicus a tout au moins le mérite de clarifier la portée de l’obligation de loyauté prévue au Code civil du Québec.
Les membres de l’équipe Droit du travail et Emploi demeurent disponibles pour vous conseiller et répondre à vos questionnements.
Sahlaoui c. 2330-2029 Québec inc. (Médicus), 2021 QCCA 1310, voir paragraphe 59.
Voir paragraphe 35.
Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc. 2007 QCCA 676.
Voir paragraphe 44.
Voir paragraphe 48.
Voir le paragraphe 53.