Fermiers, péages autoroutiers, véhicules accidentés : la Cour suprême étudie les conflits entre la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et plusieurs lois provinciales
Le 14 novembre 2015, la Cour suprême du Canada a rendu trois arrêts portant sur l’application de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B-3 (LFI) et son interaction avec certaines lois provinciales. APERÇU DES FAITS Dans Saskatchewan (Procureur général) c. Lemare Lake Logging Ltd., 2015 CSC 53 (Lemare) la Cour, en banc de sept, a étudié le conflit entre une loi provinciale qui impose un délai de 150 jours avant d’intenter quelque action relative à une terre agricole, et la LFI qui permet notamment à un créancier garanti de demander la nomination d’un séquestre aux biens d’une débitrice à l’expiration d’un délai de 10 jours de préavis prévu à l’article 244 LFI. Dans Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51, (Moloney) et 407 ETR Concession Co. c. Canada (Surintendant des faillites), 2015 CSC 52 (ETR), les neufs juges ont étudié le conflit entre une loi provinciale qui permettait de révoquer ou suspendre les certificats d’immatriculation ou permis de conduire de personnes n’ayant pas acquitté certaines dettes relatives à la conduite automobile, et ce, même lorsque ces conducteurs étaient des faillis libérés et que la dette visée par la loi provinciale constituait une réclamation prouvable dans la faillite. RÈGLES APPLICABLES Dans ces trois affaires, la Cour devait déterminer si la LFI et les lois provinciales pouvaient coexister ou si elles étaient en conflit, auquel cas les lois provinciales devaient être déclarées inopérantes et céder le pas à la LFI qui, en vertu du principe de la primauté du droit fédéral sur le droit provincial, doit avoir préséance. La Cour a rappelé que les tribunaux doivent agir avec prudence dans leur examen de l’interaction des lois de différents ordres, c’est-à-dire qu’ils doivent favoriser une interprétation conciliatrice des lois en présence et ne déclarer la loi provinciale inopérante qu’en cas d’incompatibilité inéluctable avec la loi fédérale. À cet égard, un conflit peut être un conflit d’application, c’est-à-dire qu’une loi interdit ce que l’autre impose, ou encore un conflit d’objectif, c’est-à-dire que les effets de l’une entravent les objectifs de l’autre. Afin de résoudre les conflits allégués, la Cour devait donc analyser la raison d’être de la LFI, des lois provinciales en cause et de leurs mécanismes respectifs. APPLICATION Dans Lemare, l’examen est limité aux objectifs qui sous-tendent l’existence du délai de grâce dont bénéficie le débiteur titulaire d’une terre agricole en vertu de la loi provinciale protégeant les fermes et opérations agricoles et aux objectifs du préavis de 10 jours prévu à l’article 244 LFI avant que puisse être requise la nomination d’un séquestre en vertu de l’article 243 LFI. Pour la majorité de la Cour, le délai de la loi provinciale constitue un délai de grâce alors que le délai de 10 jours de l’article 244 LFI vise à éviter la multiplication des procédures. La LFI n’impose pas la nomination d’un séquestre à l’expiration du délai de 10 jours. D’ailleurs, ce délai peut être prorogé ou abrégé, selon les circonstances. Dans tous les cas, le droit du créancier d’obtenir la nomination d’un séquestre est assujetti à l’autorisation du tribunal. Selon la majorité de la Cour, il n’y aurait donc pas incompatibilité entre les deux régimes : respecter le délai de 150 jours de la loi provinciale, c’est aussi n’exercer sa faculté de s’adresser aux tribunaux qu’au-delà du délai de 10 jours de la LFI. La juge Côté est dissidente : pour elle, la LFI a également un objectif de célérité et d’efficacité et l’objectif de protection des terres agricoles doit donc céder le pas à cet impératif. Elle aurait déclaré la loi provinciale inopérante. Dans Moloney et ETR, ce sont les objectifs de la LFI considérée dans son ensemble qui sont à l’examen. À cet égard, la Cour est unanime : le régime de faillite et d’insolvabilité consacre, d’une part, le principe du partage équitable des biens du failli entre ses créanciers et, de l’autre, celui de la réhabilitation financière du failli, laquelle se réalise par la libération des réclamations prouvables au terme du processus. C’est également sans réserve que la Cour estime qu’il y a un conflit entre le fait que la LFI puisse prononcer qu’un failli est libéré de ses dettes et le fait pour une loi provinciale de continuer à attacher des sanctions à l’une de ces dettes. Là où les sept juges majoritaires et leurs deux collègues divergent toutefois, c’est sur la qualification de ce conflit. Pour la majorité, il y a un véritable conflit d’application entre la LFI et les lois provinciales puisque la LFI neutralise la dette et les lois provinciales continuent de lui conférer des effets. Puisqu’une loi interdit ce que l’autre oblige, l’incompatibilité est directe. Selon les juges McLachlin et Côté, il n’y a pas de conflit d’application entre la LFI et les lois provinciales puisqu’il est toujours possible pour un failli de ne pas chercher le privilège dont la loi provinciale veut le priver (en renonçant à son permis de conduire) ou d’acquitter volontairement sa dette. Cependant, puisque les lois provinciales entravent l’objectif de la LFI, elles sont inopérantes dans un contexte d’insolvabilité. SUITES ET LEÇONS Dans Moloney et ETR, la Cour réaffirme des concepts connus (libération et réhabilitation du failli) et ces décisions ont donc un impact relatif sur la pratique. Toutefois, la décision de la Cour dans Lemare est susceptible de modifier la pratique en assujettissant la nomination d’un séquestre selon l’article 243 LFI aux délais des lois provinciales. À titre d’exemple, au Québec, on peut imaginer facilement que des débiteurs tentent de convaincre les tribunaux qu’un séquestre ne peut être nommé en vertu de la LFI tant que les délais prévus au Code civil du Québec pour l’exercice d’un recours hypothécaire ne soient expirés (soit 20 jours pour les biens meubles et 60 jours pour les biens immeubles). 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