Processus d’embauche : peut-on exiger la connaissance d'une autre langue que le français ?
Dans une décision rendue le 16 septembre dernier1, le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») a conclu que l’entreprise (l’« employeur ») avait contrevenu à la Charte de la langue française2 (la « CLF ») en exigeant la connaissance de langues autres que le français lors d’un processus d’embauche. Il s’agit de l’une des premières décisions statuant sur les nouveaux mécanismes de plaintes introduits par le projet de loi 96, la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français3 (le « PL96 »), visant à modifier la CLF. Les modifications législatives de 2022 Le 24 mai 2022, le gouvernement du Québec adoptait le PL96, qui a reçu la sanction royale le 1er juin 2022. Cette loi modifie en profondeur la CLF et d’autres textes législatifs. Même avant l’adoption des modifications instaurées par le PL96, la CLF interdisait à l’employeur d’exiger qu’une personne ait la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que le français pour qu’elle puisse rester dans un poste ou y accéder, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance. Or, le PL96 est venu préciser la portée de cette obligation. Notamment, l’employeur doit avoir préalablement pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence4. De plus, s’il l’impose, il doit préciser les motifs justifiant cette exigence dans ses offres d’emploi5. Le PL96 a également introduit la possibilité, pour les candidats à l’embauche et les salariés, de contester les exigences des employeurs liées à la connaissance d’une langue autre que le français. La CLF prévoit maintenant que si l’employeur ne remplit pas les conditions de « nécessité » décrites ci-dessous, l’exigence de la connaissance d’une langue autre que le français sera assimilée à une pratique interdite. La notion de plainte pour « pratique interdite » existe déjà dans la Loi sur les normes du travail6, notamment à l’article 122. Elle permet aux salariés de déposer une plainte s’ils croient qu’ils sont victimes de sanctions, de mesures discriminatoires ou de représailles parce qu’ils ont exercé un droit prévu à cette loi. Les modifications du PL96 ont donc étendu la notion de pratique interdite pour englober également l’exercice de certains droits linguistiques. La CLF a également été modifiée pour permettre aux salariés de déposer un recours direct auprès de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la « CNESST »)7 s’ils estiment qu’une exigence illégale de connaissance d’une autre langue que le français leur est imposée. Ce sont les notions qui sont traitées par le TAT dans cette décision. Les faits Le 3 mars 2023, le plaignant, Byung Chan Kim, dépose une plainte pour pratique interdite en vertu de la CLF. Il considère ne pas avoir accédé à un poste affiché par la défenderesse, l’employeur, en raison de son exigence de la connaissance d’une autre langue que le français dans le cadre d’un processus d’embauche. Le plaignant prend connaissance d’une offre d’emploi au service de l’approvisionnement et de la logistique publiée par la défenderesse en janvier 2023. Cette annonce paraît uniquement en coréen dans un journal électronique destiné à la communauté coréenne. Le plaignant soumet sa candidature en février et soumet son curriculum vitæ, lequel est rédigé uniquement en français. Un représentant de la défenderesse demande au plaignant de lui fournir une version anglaise du document, ce qu’il fait. Le plaignant participe ensuite à une entrevue lors de laquelle le représentant demande au plaignant de s’exprimer en anglais et en coréen et ce, au motif que le représentant de la défenderesse ne comprend pas le français. La candidature du plaignant n’ayant pas été retenue, ce dernier dépose une plainte pour pratique interdite fondée sur les dispositions de la CLF. La présomption de pratique interdite L’article 46 de la CLF traite de l’interdiction, pour un employeur, d’exiger la connaissance d’une langue autre que le français, sauf lorsqu’une telle exigence est nécessaire à l’exercice des fonctions. Cette disposition se lit notamment comme suit : 46. Il est interdit à un employeur d’exiger d’une personne, pour qu’elle puisse rester en poste ou y accéder, notamment par recrutement, embauche, mutation ou promotion, la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins que l’accomplissement de la tâche ne nécessite une telle connaissance; même alors, il doit, au préalable, avoir pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence. […] Le deuxième alinéa de l’article 45 de la CLF assimile à une pratique interdite l’exigence de la connaissance d’une langue autre que le français dans le cadre de l’emploi : 45. Est assimilé à une pratique interdite visée au premier alinéa le fait, pour un employeur, d’exiger d’une personne, pour qu’elle puisse rester en poste ou y accéder, notamment par recrutement, embauche, mutation ou promotion, la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une langue autre que la langue officielle, à moins qu’il ne démontre, conformément aux articles 46 et 46.1, que l’accomplissement de la tâche nécessite une telle connaissance et qu’il a, au préalable, pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence. À la lumière de ces dispositions, le TAT confirme qu’une personne qui est dans un processus d’embauche, donc qui n’est pas liée à l’employeur par un contrat de travail, a le fardeau de démontrer l’existence des conditions suivantes pour bénéficier d’une présomption de pratique interdite8 : Avoir posé sa candidature à la suite d’une offre d’emploi de l’employeur9; Démontrer que l’employeur exige la connaissance, ou un niveau de connaissance spécifique, d’une langue autre que la langue française pour accéder au poste10; Avoir déposé sa plainte dans un délai de 45 jours suivant la pratique dont il se plaint11. Le TAT conclut que le plaignant a prouvé que toutes les conditions d’application de la présomption légale de pratique interdite étaient remplies. Ainsi, il est présumé que les exigences linguistiques associées à l’offre d’emploi de l’employeur contreviennent à la CLF. À ce stade, il s’agit d’une présomption simple. La présomption dont bénéficie le plaignant renverse le fardeau de la preuve et l’employeur doit démontrer la nécessité de l’exigence linguistique associée à l’offre d’emploi et qu’il a pris tous les moyens raisonnables pour éviter de l’imposer. Afin de prouver ce deuxième critère, l’employeur doit démontrer qu’il a procédé à l’analyse des moyens raisonnables avant d’imposer l’exigence linguistique. Les motifs justifiant cette exigence doivent se retrouver dans l’offre d’emploi. Évaluation des exigences linguistiques La défenderesse soutient que l’exigence relative à la connaissance des langues anglaise et coréenne est nécessaire parce que le poste comporte entre autres tâches l’acquisition d’équipements à l’international et que le représentant et des salariés de la défenderesse s’expriment en coréen. En analysant ces arguments, le TAT réaffirme que le législateur a prévu que toute loi doit être interprétée de manière à favoriser l’utilisation et la protection du français12. Ainsi, le TAT souligne que les exceptions énoncées dans la CLF doivent recevoir une interprétation restrictive pour garantir l’atteinte des objectifs de la loi. Il précise également que les critères énoncés aux articles 46 et 46.1 de la CLF sont cumulatifs pour chacune des exigences linguistiques relatives à une autre langue que le français. Le TAT établit que la décision d’exiger la connaissance d’une autre langue que le français pour accéder à un poste d’un employeur doit être fondée sur une compréhension approfondie et bien documentée des contraintes réelles du service13. Dans le cas qui nous occupe, le TAT juge que la défenderesse n’a pas rempli son fardeau de preuve. En effet, les motifs justifiant les exigences de la connaissance de l’anglais et du coréen ne se trouvaient pas dans l’offre d’emploi, ce qui, en soi, contrevient à l’article 46 al. 2 de la CLF. De plus, la défenderesse n’a pas mis en preuve la nature des postes déjà occupés dans l’entreprise et les tâches qui y sont associées. Elle n’a pas mis en preuve la connaissance déjà exigée de la part des salariés en matière de langue anglaise non plus. De surcroît, selon la preuve, tous les membres du personnel en poste au service de l’approvisionnement et de la logistique parlent coréen. Toutefois, la défenderesse n’a pas prouvé qu’elle s’était assurée, avant l’affichage du poste, que la connaissance des langues anglaise et coréenne déjà exigée des autres membres du personnel était insuffisante. Elle n’a pas non plus démontré qu’elle a restreint le plus possible le nombre de postes auxquels se rattachent des tâches dont l’accomplissement nécessite la connaissance de l’une ou l’autre de ces langues. Ainsi, le TAT conclut que la défenderesse n’a pas pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer ces exigences. Elle ne réussit donc pas à repousser la présomption de pratique interdite. Limitation des moyens de défense La défenderesse prétend que le refus d’embaucher le plaignant découlait non pas de sa connaissance insuffisante des langues autres que le français, mais plutôt de l’absence des compétences requises pour occuper le poste. Toutefois, le TAT conclut que la CLF ne permet pas d’ajouter un moyen de défense, comme le fait d’avoir une autre cause juste et suffisante, qui ne se rapporte pas à l’exigence de la connaissance d’une autre langue que le français, pour s’exonérer de l’application de la présomption. Puisque la défenderesse n’a pas réussi à prouver que l’accomplissement de la tâche nécessite une connaissance d’une autre langue que le français et qu’elle n’a pas, au préalable, pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence, la présomption simple devient une présomption absolue et la défenderesse ne peut pas la repousser par un autre moyen de défense. Ainsi, lorsqu’un processus d’embauche comprend des exigences linguistiques autres que la langue française et qu’il ne respecte pas les conditions de l’article 46.1 de la CLF, il est irrémédiablement entaché d’un motif illicite. Le TAT établit donc que la seule manière de repousser la présomption des articles 45 al. 2 et 46 de la CLF est de démontrer que l’accomplissement de la tâche nécessite une connaissance d’une autre langue que le français et que l’employeur a pris tous les moyens raisonnables pour éviter une telle exigence, et ce, au préalable. Le TAT accueille donc la plainte du plaignant et réserve ses pouvoirs pour déterminer les mesures de réparation appropriées. Conclusion Cette décision marque un tournant significatif dans l’application de la CLF. Le TAT a souligné l’importance de respecter les nouvelles dispositions introduites par le PL96, qui vise à renforcer les droits linguistiques des travailleurs québécois. Cette décision rappelle aux employeurs l’obligation de justifier clairement toute exigence linguistique et de démontrer qu’ils ont pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer des conditions contraires à la CLF. De plus, la décision écarte clairement la possibilité de se défendre contre une telle plainte avec une défense fondée sur l’existence d’une autre cause juste et suffisante justifiant la décision de l’employeur. Il est crucial pour les entreprises de veiller à la conformité avec ces règles afin d’éviter des litiges potentiels et de respecter le droit fondamental des travailleurs d’exercer leurs activités en français. Par ailleurs, à la suite de cette décision appliquant l’interdiction d’imposer des exigences linguistiques en vertu de la CLF modifiée, il sera pertinent d’observer comment le TAT pourra éventuellement interpréter la notion de « réorganisation déraisonnable » d’une entreprise. En effet, selon l’article 46.1 de la CLF, le premier alinéa de cette disposition ne doit pas être interprété de façon à imposer à un employeur « une réorganisation déraisonnable de son entreprise ». Ainsi, cette interprétation pourrait offrir aux employeurs des moyens de se soustraire aux conditions stipulées par la CLF. Cette évolution mérite donc d’être suivie attentivement. Kim c. Ultium Cam, 2024 QCTAT 3295. RLRQ c. C-11. L.Q. 2022, c. 14. Art. 46 al. 1 de la CLF. Art. 46 al. 2 de la CLF. RLRQ c. N-1.1. Art. 47 de la CLF. Art. 47.2 al. 2 de la CLF, qui renvoie au Code du travail, RLRQ, c C-27, art. 17 en tenant compte des adaptations nécessaires. Art. 46 de la CLF. Art. 46 de la CLF. Art. 47 de la CLF. Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, art. 40.3. Gatineau (Ville de) c. Syndicat des cols blancs de Gatineau inc., 2016 QCCA 1596.