La Cour d’appel du Québec s’est prononcée récemment sur les critères de qualification du contrat de travail permettant de distinguer celui-ci du contrat de service dans l’affaire Bermex international inc. c. L’Agence du revenu du Québec1.
Rappelons qu’indépendamment du fait que les parties aient qualifié leur entente de contrat de service ou d’entente avec un travailleur autonome, un tribunal n’est aucunement lié par une telle qualification.
Les tribunaux ont élaboré certains critères pour analyser le statut juridique d’une personne, afin de savoir si elle est salariée ou travailleur autonome.
Parmi ces critères, le lien de subordination, à savoir si une personne effectue un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, a toujours été déterminant.
Qu’en est-il lorsque la personne n’est pas, à proprement parler, « sous la direction ou le contrôle d’une autre personne »2, puisqu’elle dirige elle-même l’entreprise ?
C’est la question à laquelle la Cour d’appel a eu à répondre.
Il s’agit d’une décision d’intérêt puisque la Cour retient un concept large du lien de subordination, en considérant le degré d’intégration du travailleur à l’entreprise, critère émanant de la common law.
Dans le présent article, nous profiterons de la collaboration de Me Martin Bédard, fiscaliste, pour faire un survol des incidences fiscales découlant d’une mauvaise qualification de la relation entre les parties.
LES FAITS
Le présent bulletin traite de l’appel d’une décision de la Cour du Québec qui a rejeté la contestation de quatre entreprises à l’égard d’avis de cotisation émis par l’Agence du revenu du Québec (« l’Agence »). Le statut du principal administrateur et dirigeant des entreprises appelantes était au coeur du litige pour déterminer s’il existait un lien de subordination réel faisant de ce dirigeant un salarié plutôt qu’un travailleur autonome.
Les appelants, Bermex International (« Bermex »), Finition Chez Soi (« Finition ») et Confortec 2000 (« Confortec »), oeuvrent dans le domaine du meuble. Ces trois entreprises sont contrôlées par Groupe Bermex inc. (« Groupe ») et les actions comportant droit de vote de cette dernière sont détenues par Gestion Richard Darveau inc.
Richard Darveau est comptable agréé et le principal administrateur et dirigeant des trois entreprises appelantes. Il se décrit comme consultant en gestion-conseil des entreprises.
À la suite d’une vérification fiscale des quatre entreprises, l’Agence a conclu que M. Darveau ne détenait pas le statut de travailleur autonome, mais qu’il était plutôt un salarié au sein des entreprises. Par conséquent, elle était d’avis que les honoraires de gestion versés à M. Darveau devaient être considérés comme des revenus d’emploi et, par conséquent, faisaient partie de la masse salariale des entreprises.
Pour les années 2003, 2004 et 2005, les honoraires de gestion versés à M. Darveau étaient respectivement de l’ordre de 800 000 $, 900 000 $ et 900 000 $. Pour sa part, M. Darveau a déclaré ces sommes à titre de revenus d’entreprise sur ses déclarations personnelles de revenus.
LES INSTANCES ANTÉRIEURES
Bermex, Finition, Confortec, et Groupe ont contesté sans succès les avis de cotisation émis par l’Agence, mais ils ont été maintenus.
La Cour du Québec a également rejeté l’appel des cotisations déposées par les entreprises. Elle conclut que les cotisations bénéficiaient d’une présomption de validité3 et que les appelantes avaient le fardeau de « démolir »4 cette présomption, ce qu’elles n’ont pas réussi à faire.
Une énumération non exhaustive des faits qui ressortent du jugement de la Cour du Québec figure ci-dessous :
- Il n’y a aucune entente écrite entre M. Darveau et les entreprises relativement à son travail à titre de consultant;
- Les services fournis représentent environ 85 % du temps travaillé de M. Darveau;
- M. Darveau agit comme consultant pour des besoins pratiques, quotidiens et à court terme;
- Il assiste aux congrès annuels de l’industrie à titre de président-directeur général du Groupe;
- M. Darveau peut consentir des rabais aux clients;
- Il travaille principalement dans un bureau chez Bermex;
- Les entreprises fournissent à M. Darveau les services de secrétariat, de réceptionniste, de photocopie et de matériel, y compris la papeterie, les formulaires, les catalogues, les brochures et le papier en-tête;
- Son kilométrage et ses repas sont remboursés;
- Les entreprises assument les conséquences liées aux erreurs de gestion de M. Darveau;
- Les services de M. Darveau paraissent uniformes sans aucune nuance reliée à la nature des activités de chacune des entreprises;
- Les montants des honoraires sont uniformes d’un mois à l’autre et sont parfois facturés à l’avance, sans aucun ajustement postérieur en fonction du temps réellement travaillé5;
- Il n’a produit aucun état financier en lien avec ces services.
Ainsi, le juge conclut que plusieurs éléments mis en preuve et déjà retenus par la jurisprudence penchent lourdement à l’encontre de la qualification d’un contrat de service, notamment à la lumière du haut degré d’intégration de M. Darveau dans les activités des entreprises.
LES PRÉTENTIONS DES APPELANTES
Les appelantes ont soulevé plusieurs moyens d’appel.
Premièrement, elles ont fait valoir que le juge de première instance avait erré en rejetant une objection formulée à l’encontre de la production du questionnaire rempli par la vérificatrice. Ce formulaire contenait les réponses fournies par M. Guy Bouillé, le contrôleur de l’entreprise, en présence de M. Darveau.
Le deuxième moyen d’appel était fondé sur la présomption de validité des avis de cotisation et le fardeau de preuve de celui qui conteste un tel avis. Les appelantes soutenaient qu’elles s’étaient acquittées de leur fardeau et qu’elles avaient repoussé la présomption de validité des avis de cotisation en litige.
Les appelantes ont également plaidé que l’intention des parties aurait dû être prise en compte afin de déterminer la nature du contrat les liant. Elles ont soutenu que M. Darveau disposait d’un statut multiple, soit celui d’employé, de PDG et de travailleur autonome, au sein du Groupe, mais qu’en réalité il n’était qu’un travailleur autonome oeuvrant pour les entreprises liées.
Finalement, les appelantes ont prétendu que le juge avait erré en omettant de trancher la question de l’absence de lien de subordination entre les appelantes et M. Darveau. Selon elles, en l’absence de ce lien, « l’analyse ne doit pas être poussée plus loin »6. Plus précisément, elles étaient d’avis que, dans la mesure où les entreprises sont contrôlées à 100 % par M. Darveau, il est difficile de conclure à l’existence d’un lien de subordination entre les appelantes et son prétendu employé.
Enfin, les appelantes ont reproché au juge d’avoir importé en droit québécois le critère de l’intégration utilisé en common law afin de déterminer s’il existait un lien d’emploi entre les parties.
LA DÉCISION DE LA COUR D’APPEL
a. L’admissibilité du questionnaire :
La Cour d’appel rejette d’emblée la prétention des appelantes concernant l’inadmissibilité du questionnaire rempli par la vérificatrice de l’Agence. Selon la Cour d’appel, le juge de première instance a eu raison d’admettre en preuve les réponses fournies par M. Bouillé et consignées par écrit au formulaire. Il s’agit de déclarations verbales dont la vérificatrice avait une connaissance personnelle et, à ce titre, elles étaient admissibles en preuve.
De plus, la Cour conclut que le premier juge était le mieux placé pour déterminer la fiabilité des déclarations faites par M. Darveau. Ayant conclu qu’elles étaient suffisamment fiables, il n’y avait pas lieu d’intervenir à cet égard.
b. La présomption de validité des avis de cotisation :
Là encore, la Cour d’appel confirme la position du juge de première instance. Elle conclut que ce dernier a appliqué le bon test en affirmant que les appelantes devaient « démolir » la présomption de validité avec une preuve prima facie démontrant en quoi les faits sur lesquels s’appuie la cotisation sont incorrects.
De plus, en ce qui concerne le témoignage de M. Darveau, la Cour rappelle que l’appréciation de la crédibilité des témoins est du ressort du juge de procès7.
c. L’intention des parties :
À l’instar du juge de première instance, la Cour d’appel conclut que l’intention des parties de convenir d’un contrat de service ne se dégage pas clairement de la preuve au dossier.
d. Le critère de l’intégration :
Les appelantes plaident que le critère fondamental qui distingue le contrat de travail du contrat de service est le lien de subordination et que la preuve ne démontrait pas l’existence d’un tel lien, bien au contraire.
Le juge de première instance avait conclu qu’un degré élevé d’intégration du travailleur aux activités du donneur d’ouvrage pouvait indiquer la présence d’un lien de subordination à l’entreprise. Selon cette analyse, un degré élevé d’intégration constitue un indice du lien de subordination8 :
« Par références interposées, le juge considère pertinent le fait qu’une personne effectue un travail qui fait partie intégrante de la raison d’être de la société. Le lien de subordination pourrait ainsi se traduire par un degré élevé d’intégration du travailleur aux activités du donneur d’ouvrage; il s’agirait d’un indice du lien de subordination ».
Après avoir fait état de la position de deux auteurs québécois en matière de droit du travail et d’une décision de la Cour d’appel fédérale, la Cour d’appel donne son aval à l’utilisation, dans la recherche d’un lien de subordination juridique, du critère de l’intégration du travailleur à l’entreprise. La Cour d’appel confirme ainsi qu’il n’y a pas de contradiction à ce sujet entre le droit civil et la common law9.
Le fait que M. Darveau soit actionnaire des sociétés appelantes lui a permis une certaine liberté d’action qui donne l’impression qu’il agit à titre de travailleur autonome. Il n’est pas surprenant qu’à titre de dirigeant, M. Darveau gère son propre horaire, son travail, sa rémunération, non plus qu’il ne soit pas directement sous la supervision d’une autre autorité. Cette liberté lui venait de son statut de dirigeant et non du contrat de service qu’il réclame. Par conséquent, rien n’empêche de conclure que dans l’exécution de ses tâches, M. Darveau détient le statut d’employé et non de travailleur autonome.
La Cour d’appel met notamment l’accent sur le fait que ce sont les sociétés appelantes qui ont assumé tout risque de perte et qui ont tiré profit des activités : « Or, une entreprise n’assume pas les erreurs d’un consultant externe »10. M. Darveau n’a apporté aucune « expertise nécessitant l’intervention d’une personne externe dans un domaine qu’il possède mieux que tout autre, il règle simplement les problèmes quotidiens de ses entreprises, comme il le reconnaît »11.
La Cour ajoute qu’accepter la thèse des appelantes aurait pour conséquence absurde qu’aucun lien de subordination ne peut exister entre une personne qui contrôle une entreprise et l’entreprise elle-même et que toute entente liant un dirigeant à l’entreprise qu’il contrôle ne pourrait pas être de la nature d’un contrat d’emploi.
L’appel est donc rejeté.
ASPECTS FISCAUX
La Cour d’appel du Québec suit donc une tendance jurisprudentielle émanant de la Cour canadienne de l’impôt et de la Cour d’appel fédérale au cours des dernières années. Les tribunaux ont permis l’intégration des critères de common law12 dans l’analyse plus large du test de contrôle québécois13. Ainsi, il est permis de prendre en compte les critères du contrôle, la propriété des outils, l’expectative de profits et les risques de pertes et l’intégration dans l’entreprise dans la détermination du statut de travailleur autonome par opposition à celui d’employé.
Cette détermination a des répercussions importantes sur le traitement fiscal, tant du côté du donneur d’ouvrage que du travailleur.
Un employeur doit retenir à la source sur le salaire de ses employés l’impôt provincial et fédéral et remettre les sommes ainsi retenues dans les délais réglementaires. L’employeur doit également retenir sur le salaire de l’employé les cotisations salariales de l’employé au Régime de pensions du Canada (« RPC »), à l’Assurance-emploi (« AE »), au Régime des rentes du Québec (« RRQ ») et au Régime québécois d’assurance parentale (« RQAP »).
Enfin, l’employeur doit payer des cotisations à titre d’employeur, lesquelles sont généralement influencées par sa masse salariale totale. Les cotisations à titre d’employeur comprennent celles au RPC, à l’AE, au RRQ, au RQAP, au Fonds des services de santé, à la Commission sur la santé et la sécurité au travail, à la Commission des normes du travail et au Fonds de développement et de reconnaissance des compétences de la main-d’oeuvre.
L’employeur est généralement responsable des cotisations salariales qui auraient dû être perçues sur le salaire de l’employé, mais pas de l’impôt non retenu, sauf dans le cas d’employés non résidents du Canada.
De plus, l’employeur peut se voir appliquer des pénalités pour les sommes non retenues ou les cotisations non effectuées. Au fédéral, la pénalité est de 10 %, qui peut être augmentée à 20 % en cas de récidive, lorsque le défaut a été commis sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde. Au provincial, la pénalité est de 15 %.
Enfin, l’employeur sera tenu de verser des intérêts au taux prescrit sur ces montants (le taux d’intérêt prescrit est actuellement de 6 % au fédéral et au provincial).
À l’inverse, dans le cas d’un travailleur autonome, le donneur d’ouvrage co-contractant n’est pas tenu de faire de telles retenues à la source. C’est le travailleur autonome qui a la seule responsabilité de faire les paiements de ses acomptes provisionnels selon les exigences de la Loi de l’impôt sur le revenu.
Toutefois, si le travailleur autonome est un non-résident du Canada, des retenues à la source doivent être faites par le donneur d’ouvrage. Un défaut à cet égard peut donner lieu à des pénalités et des intérêts.
Par ailleurs, un travailleur autonome doit normalement prélever la TPS et la TVQ sur les services qu’il rend au donneur d’ouvrage. Un travailleur autonome qui aurait erronément été qualifié d’employé pourrait se retrouver en défaut s’il n’a pas fait le paiement de ces taxes et serait alors passible de pénalités équivalent à 5 % des sommes dues, plus 1 % par mois jusqu’à un maximum de 10 %.
Les autorités fiscales disposent normalement d’un délai de trois (3) ans pour procéder à une nouvelle cotisation d’un contribuable. Ce délai passe à quatre (4) ans dans le cas de sociétés autres qu’une société privée sous contrôle canadien, comme une société publique ou une société contrôlée par des personnes non résidentes. Toutefois, cette période ne s’applique plus dans le cas où la société a fait une déclaration erronée ou fausse. Il n’y aurait alors plus de délai qui aurait pour effet d’empêcher les autorités fiscales de procéder à une nouvelle cotisation. Une telle levée de la prescription peut être envisagée dans le cas où la détermination du statut du travailleur serait inexacte.
Dans un cas où un employeur constate son erreur avant que les autorités fiscales n’interviennent, il aurait la possibilité de pallier son défaut quant aux retenues à la source qu’il aurait dû effectuer en procédant à une divulgation volontaire. Si la divulgation volontaire est acceptée, elle devrait permettre de limiter les sommes payables aux montants qui auraient dû être retenus ou cotisés et à l’intérêt applicable; les pénalités ne sont alors pas réclamées.
Il faut également noter que les pouvoirs d’enquête de Revenu Québec et de l’Agence du revenu du Canada leur permettent de procéder à la vérification de l’ensemble du registre du personnel d’une entreprise si une erreur est découverte dans le traitement d’un travailleur.
Ainsi, le choix de la qualification du statut d’un travailleur de l’entreprise devrait être effectué en tenant compte de la situation de l’ensemble des travailleurs, puisqu’une vérification élargie pourrait avoir un impact beaucoup plus important sur l’entreprise vérifiée.
CONCLUSION
La Cour d’appel reconnaît qu’il y a lieu de retenir une conception large du lien de subordination. Plus précisément, elle nous enseigne qu’il est possible d’analyser et de considérer le lien d’intégration d’une personne dans les activités d’une entreprise pour déterminer son statut véritable.
Le critère du « lien d’intégration » est surtout utile dans le cas de cadres supérieurs, de professionnels ou de travailleurs hautement spécialisés, puisque le critère classique de la subordination est souvent absent en pareille situation.
Rappelons qu’une qualification erronée du contrat de travail peut avoir des impacts financiers et juridiques importants tant pour l’entreprise que pour la personne concernée, tant au plan fiscal qu’en matière de droit du travail. Il est donc essentiel de procéder à une bonne analyse du statut réel de la personne en cause.
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1 2013 QCCA 1379.
2 Article 2085 du Code civil du Québec.
3 En vertu de l’article 1014 de la Loi sur les impôts, L. R.Q., c. I-3.
4 Terme utilisé par le juge de première instance et repris par la Cour d’appel.
5 « C’est une uniformité étonnante en l’absence d’un contrat à forfait », a précisé le juge de première instance au par. 33 du jugement de la Cour d’appel.
6 Par. 44 du jugement de la Cour d’appel.
7 La Cour d’appel précise que le juge de première instance a considéré que la crédibilité de M. Darveau avait souffert de certaines réponses qu’il avait données.
8 Par. 50 du jugement de la Cour d’appel.
9 Par. 53 à 56 du jugement de la Cour d’appel.
10 Par. 59 du jugement de la Cour d’appel.
11 Par. 60 du jugement de la Cour d’appel.
12 Wiebe Door Services Ltd., [1986] 2 C.T.C. 200 (C.A.F.), confirmé par 671122 Ontario Ltd. v. Sagaz Industries, [2001] 4 C.T.C. 139 (C.S.C.).
13 Combined Insurance Co. c. MRN, 2007 CarswellNat 601 (C.A.F.) et Grimard c. R, [2009] 6 C.T.C. 7 (C.A.F.), en renversement de 9041-6868 Québec inc. c. MRN, 2005 CarswellNat 5615 (C.A.F.).