Dans le cadre de l’arrêt Wilson c. Alharayeri1 (« Wilson ») rendu le 13 juillet 2017, le plus haut tribunal du pays a confirmé la décision de la Cour d’appel du Québec condamnant personnellement un administrateur de société par actions à verser une somme de 648 310 $ à un actionnaire à la suite d’un abus qui lui était attribuable. Près de deux décennies après l’arrêt Budd c. Gentra2 (« Budd ») de la Cour d’appel de l’Ontario, la Cour suprême du Canada a saisi l’occasion de réaffirmer ce jugement et de clarifier les circonstances dans lesquelles le recours en oppression de la Loi canadienne sur les sociétés par actions3 (« L.c.s.a. ») peut valablement être dirigé contre un administrateur plutôt que contre la société.
Le test élaboré dans Budd et repris par la Cour suprême dans Wilson pour retenir la responsabilité extracontractuelle d’un administrateur est moins restrictif que celui du Code civil du Québec (« Code civil »), ce qui facilite l’obtention d’une condamnation personnelle contre un administrateur en utilisant le recours prévu à la L.c.s.a. Par ailleurs, bien que l’arrêt Wilson ait été rendu sous le régime de la L.c.s.a. fédérale, il y a lieu de se questionner sur la possibilité de l’invoquer au soutien d’un recours en redressement en cas d’abus de pouvoir ou d’iniquité, sous l’article 450 de la Loi sur les sociétés par actions4 du Québec (« L.s.a.Q. »).
Le contexte
Entre 2005 et 2007, M. Ramzi Mahmoud Alharayeri (« Alharayeri ») était président, chef de la direction et administrateur de la société Wi2Wi Corporation (« Wi2Wi »). Alharayeri était également un actionnaire important de Wi2Wi, détenant des actions ordinaires ainsi que des actions privilégiées de catégorie A et de catégorie B. À ce sujet, Alharayeri était le seul détenteur des actions privilégiées A et B, convertibles en actions ordinaires à la condition que la société atteigne certains de ses objectifs financiers en 2006 et en 2007 respectivement. Par ailleurs, Wi2Wi avait également émis des actions privilégiées de catégorie C, dont plusieurs étaient détenues ultimement par M. Andrus Wilson (« Wilson »).
En mars 2007, alors que des négociations relatives à la fusion de Wi2Wi et de Mitec Telecom Inc. (« Mitec ») avaient été entamées à la suite de problèmes de liquidité de Wi2Wi, Alharayeri a simultanément conclu une convention d’achat d’actions avec Mitec, à l’insu de Wi2Wi dont il était administrateur. Une fois le conseil d’administration informé de la manoeuvre de Alharayeri, ce dernier a démissionné de ses fonctions et Wilson a pris le contrôle de la direction de la société.
Au cours des mois suivants, Wi2Wi est demeurée aux prises avec des difficultés financières. Par conséquent, la société a offert à ses détenteurs d’actions ordinaires des billets garantis convertibles en actions ordinaires dans le cadre d’un placement privé. Cette décision a notamment eu pour effet de réduire la proportion d’actions ordinaires détenues par les actionnaires ne participant pas au placement privé. D’ailleurs, dans le but de permettre à Wilson de prendre part à ce dernier, la société avait préalablement accéléré la conversion des actions privilégiées C de Wilson en actions ordinaires, malgré le fait que des doutes subsistaient quant à la légalité d’une telle conversion.
Toutefois, aucune des actions de catégories A et B, dont Alharayeri était le seul détenteur, n’a été convertie en actions ordinaires malgré le fait qu’elles pouvaient l’être à la lumière des tests financiers établis dans les statuts constitutifs de la société. Wilson soutenait que la conversion des actions de Alharayeri ne pouvait pas être réalisée en raison de son inconduite. Alharayeri a donc été empêché de prendre part au placement privé et la valeur de ses actions privilégiées, ainsi que la proportion des actions ordinaires qu’il détenait ont considérablement diminué. Compte tenu de la situation, Alharayeri a intenté un recours en oppression sous l’article 241 L.c.s.a. contre quatre administrateurs de Wi2Wi, dont Wilson.
Le recours en oppression en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions
Le recours en oppression, prévu au paragraphe 241(3) L.c.s.a., est un recours en equity qui permet au tribunal de rendre toute ordonnance, provisoire ou définitive, à l’encontre d’une société ou d’un administrateur, afin de remédier à une situation d’abus. L’arrêt Budd, rendu en 1998 par la Cour d’appel de l’Ontario, a établi les balises essentielles à l’analyse de la responsabilité d’un administrateur dans le cadre d’un recours en oppression, en établissant un test à deux volets permettant de retenir la responsabilité personnelle d’un administrateur. Étant donné que l’arrêt Budd n’a pas été appliqué uniformément à travers le Canada, la Cour suprême a saisi l’occasion qui lui était présentée de clarifier de manière définitive les balises circonscrivant l’imposition d’une responsabilité personnelle à un administrateur sous la L.c.s.a.
Premièrement, la conduite abusive doit être attribuable à l’administrateur en raison du fait de son action ou de son inaction, notamment en ce qui a trait à l’exercice des pouvoirs qui lui sont dévolus. Deuxièmement, la demande de redressement doit constituer une manière équitable de remédier à la situation d’abus et doit être pertinente à la lumière des faits en litige. À cet égard, la Cour suprême rappelle que la pertinence de l’imposition de la responsabilité personnelle à un administrateur doit être évaluée à la lumière de quatre principes généraux qui peuvent être résumés ainsi :
La demande de redressement doit constituer une manière équitable de régler la situation d’abus. Par exemple, la condamnation tendra à être équitable lorsqu’un administrateur retire un bénéfice personnel de l’abus, notamment un avantage économique ou un contrôle accru de la société. À cet effet, il importe de préciser que l’existence d’un bénéfice personnel n’est qu’un indicateur permettant de retenir la responsabilité personnelle d’un administrateur et non un critère obligatoire.
L’ordonnance, étant de nature réparatrice, ne doit pas excéder ce qui est nécessaire afin de remédier à la situation d’injustice ou d’iniquité entre les parties.
L’ordonnance doit uniquement satisfaire aux attentes raisonnables des détenteurs de valeurs mobilières, des créanciers, des administrateurs ou des dirigeants, et ce, à titre de parties intéressées de la société.
L’imposition de la responsabilité à un administrateur ne doit pas suppléer d’autres remèdes prévus par la loi ou la common law. Les tribunaux doivent donc considérer le contexte général du droit des sociétés dans le cadre du recours en oppression.
À la lumière des faits en litige et du test élaboré dans l’affaire Budd, la Cour suprême a, d’une part, conclu que Wilson avait participé de manière prépondérante dans la décision du conseil d’administration de Wi2Wi de ne pas convertir les actions privilégiées d’Alharayeri en actions ordinaires, ce qui a empêché ce dernier de participer au placement privé. D’autre part, la Cour a jugé que la demande de redressement constitue une manière équitable de remédier à la situation d’abus et est pertinente à la lumière des circonstances du litige. De fait, l’abus a procuré un avantage personnel à Wilson, soit un contrôle accru de la société au détriment d’Alharayeri. L’ordonnance accordée, soit le versement d’une somme de 648 310 $ à Alharayeri, constitue donc un remède équitable à l’abus étant donné qu’elle représente ce dont Alharayeri aurait bénéficié si ses actions privilégiées avaient été valablement converties en actions ordinaires. Les attentes raisonnables de Alharayeri ont donc été respectées.
L’applicabilité de l’arrêt Wilson au recours en redressement de la Loi sur les sociétés par actions du Québec
À la suite de l’arrêt Wilson, il y a lieu de se questionner sur la possibilité d’invoquer ses principes au soutien d’un recours en redressement sous la L.s.a.Q. D’emblée, il importe de souligner que le libellé de l’article 450 L.s.a.Q. est quasi-identique à celui de l’article 241 L.c.s.a., ce qui a pour effet, selon l’auteur Paul Martel5, de rendre le corpus jurisprudentiel de la L.c.s.a. applicable aux recours de la L.s.a.Q. La Cour supérieure du Québec a d’ailleurs expliqué que « les tribunaux peuvent s’inspirer de la jurisprudence développée concernant les recours similaires prévus à la LCSA »6 afin d’analyser les recours prévus à la L.s.a.Q.
Par conséquent, il est raisonnable de croire que l’arrêt Wilson peut, à tout le moins, guider le raisonnement des juges dans la mise en oeuvre du recours provincial. Toutefois, quelques distinctions entre les deux recours devront être prises en considération par les tribunaux lors de l’analyse du recours en redressement sous le régime de la L.s.a.Q.:
La L.c.s.a. prévoit trois situations pouvant donner ouverture au recours en oppression sous l’article 241, soit l’abus, le préjudice injuste et l’omission injuste de tenir compte des intérêts des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants. Par contre, l’article 450 L.s.a.Q. ne prévoit que deux situations pouvant donner ouverture au recours en redressement, soit l’abus et le préjudice injuste. Le recours en equity de la L.c.s.a., qui tient compte de l’atteinte aux intérêts des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants, n’existe pas sous la L.s.a.Q.
En vertu de la L.c.s.a, l’ordonnance doit uniquement satisfaire les attentes raisonnables des détenteurs de valeurs mobilières, des créanciers, des administrateurs ou des dirigeants. Ceci étant, le recours prévu à l’article 450 L.s.a.Q. ne tient pas compte des intérêts des créanciers, comme le fait l’article 241 L.c.s.a. La loi provinciale ne tient compte que des intérêts des détenteurs de valeurs mobilières, des administrateurs et des dirigeants de la société. En conséquence, la pertinence de l’imposition de la responsabilité personnelle à un administrateur doit être évaluée en faisant abstraction des intérêts des créanciers.
Le recours en redressement provincial n’existe que depuis le 14 février 2011, date d’entrée en vigueur de la L.s.a, et peu de décisions portant sur l’article 450 L.s.a.Q. ont été rendues par les tribunaux. Il sera donc intéressant de constater dans quelle mesure l’arrêt Wilson sera appliqué dans le cadre d’un recours en redressement en cas d’abus de pouvoir ou d’iniquité. Considérant l’application de l’arrêt BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 19767 (« BCE ») au soutien de plusieurs recours en redressement8 de la loi provinciale, il est raisonnable de croire que l’arrêt Wilson pourra également être plaidé par les praticiens québécois dans le cadre d’un tel recours, considérant que BCE avait, lui aussi, été jugé sur le fondement de la L.c.s.a.
Commentaires
La Cour suprême aurait-elle facilité l’obtention d’une condamnation personnelle à l’égard d’un administrateur en établissant un test moins restrictif que celui prévu au Code civil ?
En principe, sous le Code civil, un administrateur ne peut être tenu responsable des actes et des obligations de la société qu’il administre puisque cette dernière est distincte de ses membres9. Sans avoir recours à la levée du voile corporatif10, un recours peut toutefois être dirigé contre un administrateur lorsqu’il commet une faute extracontractuelle indépendante des obligations de la société ou en est complice. Un tel recours impose au demandeur d’établir la présence d’une faute11, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre ces deux derniers éléments. Or, comme il a été démontré dans l’affaire Multiver ltée c. Wood12, le fardeau de la preuve peut être lourd. En effet, un administrateur qui commet une faute dans le cadre de son mandat n’engage pas nécessairement sa responsabilité extracontractuelle13.
Ensuite, bien que le soulèvement du voile corporatif puisse être envisagé, la jurisprudence14 a établi qu’il constitue un recours d’exception qui ne peut être invoqué que dans les cas où un administrateur dissimule une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle d’ordre public sous le couvert de la société.
Dans les faits, il semble dorénavant qu’il sera plus facile de retenir la responsabilité personnelle d’un administrateur d’une société en vertu des lois régissant les sociétés par actions qu’en vertu du Code civil, dans la mesure où il existe une situation d’oppression ou d’abus dans cette société.
Enfin, le test élaboré par Budd et repris par Wilson fait état de plusieurs indices permettant d’évaluer le caractère équitable d’une demande de redressement, notamment l’existence d’un bénéfice personnel. Or, le caractère non exhaustif de ces indices confère aux tribunaux un large pouvoir discrétionnaire relativement à la condamnation personnelle d’un administrateur. Les administrateurs devront donc redoubler de prudence et de diligence dans l’exécution de leurs fonctions, car leur responsabilité personnelle pourrait être plus facilement retenue à l’occasion d’un recours fondé sur les lois sur les sociétés fédérale et provinciale plutôt que sur le Code civil.
Wilson c. Alharayeri, 2017 CSC 39.
Budd c. Gentra Inc, 43 B.L.R. (2d) 27 (C.A. Ont.).
L.R.C. (1985), ch. C-44.
RLRQ, c. S-31.1.
Paul Martel, La société par actions au Québec, vol. 1, Les aspects juridiques, Montréal, Wilson & Lafleur, Martel Ltée, 2013, no. 31-506.
Gagné Excavation ltée c. Vallières, 2015 QCCS 6223, par. 44. Voir aussi Groupe Renaud-Bray inc. c. Innovation FGF inc., 2014 QCCS 1683, par. 56.
[2008] 3 R.C.S. 560.
Voir notamment Groupe Renaud-Bray inc. c. Innovation FGF inc., 2014 QCCS 1683 et Langlois c. Langlois, 2015 QCCS 4203.
309 C.c.Q.
317 C.c.Q.
Comme par exemple un manquement au devoir de prudence et de diligence en général, ou au devoir d’honnêteté et de loyauté envers la société (article 322 C.c.Q.).
Multiver ltée c. Wood, 2015 QCCS 2847.
Ibid, par. 73.
Voir notamment Avi Financial Corporation (1985) inc. c. Pyravision Teleconnection Canada inc., 1998 CanLII 11474 (QCCS), par. 58.